Le monde à ma porte – 3 novembre 2023
J’ai traversé l’autre jour une belle étendue de campagne. Les nuages noirs avaient du poids, ils étaient boursouflés, ils faisaient un écran sombre derrière les arbres qui commençaient à flamboyer; ils soulignaient la densité du feuillage déjà éprouvé et vacillant, et les verts des colzas au ras du sol, qui attendront le printemps pour étaler leur couverture dorée. Il restait ici et là quelques tournesols qui tenaient encore debout, qui faisaient les malins, sentinelles solaires sur les champs où les sangliers avaient laissé des traces profondes. Plus loin, j’ai vu les chasseurs qui cernaient la forêt pour tenter de leur faire leur affaire. Mais les sangliers, passants préhistoriques des nuits de la campagne, savent y faire pour échapper aux hommes et aux chiens. Le lendemain, il y aurait encore sur la terre boueuse les traces de ces gaillards souvent insaisissables.
Il y avait dans tout cela une poésie mélancolique, mais pas triste, qui m’a fait penser à Michel Bühler, l’ami de tous ceux qui ont du cœur, parti vers un monde en paix il y a une année, le 7 novembre. Le sien, de cœur, avait battu fort pour la Palestine dont il vivait, parfois ici, parfois là-bas, les malheurs avant qu’ils ne deviennent une tragédie d’aujourd’hui. Quelle chanson aurait-il écrite maintenant, devant le désastre des peuples en guerre? J’ai fini ma balade en écoutant Le pays qui dort, qui est une pure merveille, un poème pour dire un temps qu’il ne faut pas oublier si on a eu la chance de le connaître. Ces mots-là, si justes, à chaque fois, me donnent le frisson:
Je dirai l’ouvrier qui part au matin blanc.
Et sa première pipe, la gare qui s’éveille,
Je dirai le collège, et les cris des enfants,
Et la cloche qui sonne, et le bruit des abeilles
Je dirai ces gens-là qui parlent peu, et lourd
Et les vieux sur leur banc, caressés par l’été
Je dirai les souliers qui rentrent des labours.
J’ai aussi écouté Rue de la Roquette, parce que cette chanson me rappelle quelque chose de sympathique. Bühler chantait près de la Bastille, près de la rue de la Roquette, à Paris, dans un de ces petits cafés-théâtres qui lui ressemblaient. Une ambiance vibrante, un chanteur en forme, une belle soirée qui aide à s’endormir paisiblement. J’avais rendez-vous, le lendemain, de l’autre côté de la rue – je ne dis pas cela pour me vanter mais c’est la vie de journaliste– avec Serge Reggiani, qui m’avait, au terme d’une interview merveilleuse trois mois plus tôt, invité au vernissage de l’exposition de ses peintures. Car l’artiste, avec l’âge, avait pris le pinceau et en était heureux. Au vernissage, le grand Serge m’avait parlé avec beaucoup de gentillesse, dessiné une fleur que je garde bien sûr, et présenté son ami Georges Moustaki arrivé par surprise.
Bühler, Reggiani, Moustaki, la chance fut avec moi. Quand je rentre de la campagne avec mes chaussures lourdes des labours traversés, j’écoute Le pays qui dort et je pense à Bühler et à ces heures douces.
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