Une gymnasienne récompensée | Journal de Morges
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Une gymnasienne récompensée

Une gymnasienne récompensée

Milla Geinoz habite Tolochenaz. Photo: DR

Milla Geinoz a été récompensée pour sa dissertation de français lors des dernières promotions du gymnase de Marcelin.

Comme chaque année lors de la remise des certificats de maturité et de l’école de culture générale, une dissertation de français a été récompensée par le gymnase de Morges. Cette année, le texte primé a été rédigé par la tolochinoise Milla Geinoz.

L’essai portait sur le roman de Marguerite Duras L’Amant – une œuvre étudiée par la classe de Milla Geinoz durant l’année –, un récit aux traits autobiographiques où l’auteure retrace son enfance dans l’Indochine française des années 1930. «L’écriture et le style singulier de Margerite Duras sont vraiment quelque chose qui me parlait. Avant même de rentrer en salle d’examen, je savais que je prendrais un sujet sur ce livre.»

La performance de Milla Geinoz est d’autant plus à souligner qu’elle était en option spécifique «Biologie et chimie» et n’avait donc pas spécialement d’atomes crochus avec l’écriture. «Je lis beaucoup d’articles scientifiques ou ayant trait à des sujets de société, mais sinon je ne suis pas une grande littéraire», confie la désormais ex-gymnasienne de 18 ans.

Études de médecine à l’UNIL

Dès le mois septembre, Milla Geinoz débutera des études de médecine à l’Université de Lausanne. «Cet été, je vais faire un stage d’un mois à l’Hôpital de Morges. Ça va me mettre un peu dans le bain.»

La dissertation dans son entier

L’Amant de Marguerite Duras, l’un des récits d’initiation amoureuse parmi les plus troublants qui soient. Au long de cette œuvre unique, qui rompt avec la facture romanesque classique, l’autrice revient, de manière incisive et poétique, sur sa liaison d’un an et demi avec celui qui a été son premier amant, ainsi que sur les images et les thèmes qui ont forgé son enfance si singulière. Ce récit intime, à la fois moderne et vrai, impudique et scandaleux, répond à la crainte de l’oubli et à la nécessité de dire, de saisir les mots dans leur fugacité et leur présence immédiate.

En commentant cette œuvre si particulière, Christiane Blot-Labarrère affirme : « L’écriture de Duras ne peut pas être enfermée dans une définition ni classée. Complexe, insolite, irréductible, elle n’a qu’une visée : accommoder le regard à ce qui n’a pas été assez vu, donner à entendre un chant qui élève la vie ». Par ces mots, Christiane Blot-Labarrère donne sa vision du style de Duras. Style qu’elle juge inclassable, unique en son genre et qui, selon elle, n’a qu’une vocation : faire de l’art tout en habituant le regard à l’impudeur et à la transgression.

Dans ce travail, nous tenterons, en premier lieu, de caractériser l’esthétique littéraire de Duras et de déterminer en quoi celle-ci n’entre pas dans une définition fixe et en quoi elle est si singulière. Nous verrons, dans la suite de notre réflexion, de quelle manière cette écriture cherche à accommoder le lecteur à ce que les mœurs décrètent scandaleux. Et nous nous demanderons, enfin, pourquoi on peut qualifier d’art l’écriture de Duras.

Marguerite Duras a dit un jour : « Quand j’écris, je me tiens dans la langue cassée ». Nous pensons, effectivement, qu’elle possède un style unique, qui s’apparente à une « langue cassée », car pour elle son discours passe avant toute règle syntaxique et propre à l’écriture romanesque.

En effet, l’autrice n’aime pas les règles syntaxiques qu’elle considère comme un obstacle à son écriture courante qui consiste à saisir les mots comme ils viennent, dans leur fugacité et dans l’urgence. Ce qui donne lieu à des phrases courtes et juxtaposées : « Elle dit qu’elle veut le faire. Elle le fait. Elle déshabille. », parfois averbales : « Les fils le savaient déjà. La fille pas encore. » et à des blancs typographiques destinés à remplacer la syntaxe : « […] Marie-Claude Carpenter. Avait de même ses jours de réception. »  blanc typographique  « Il l’accompagne à la pension dans la limousine noire ». Cette littérature de l’urgence implique, également, un lexique qui n’est pas toujours riche et varié et qui, subséquemment, donne place à de nombreuses répétitions : « Il la regarde. Les yeux fermés il la regarde encore. Il respire son visage. Il respire l’enfant les yeux fermés, il respire sa respiration […] », à des dislocations : « Du moment qu’il était, lui, le petit frère […] », ainsi qu’à des verbes utilisés de manière non standard et à des adjectifs remplaçant des adverbes.

Puis, nous sommes confrontés à un échec de la nomination, récurrent dans L’Amant. Le pronom neutre « ça » est très fréquemment utilisé pour combler l’absence de mot idéal quand le thème ou l’expérience décrite est difficile à aborder : « Ça a été long. Ça a duré sept ans », « Ma mère, ça la prend tout à coup », « […] il voudrait que ça dure encore et encore jusqu’au danger ». Il y a donc chez Duras concomitance entre le thème de la narration et le questionnement de l’écriture. Pour elle, les mots sont, en définitive, considérablement plus importants que l’ensemble des règles de la langue française, qu’elle juge stérilisante et qu’elle veut contester. Son style est donné sur un discours presque organique et une écriture qui n’est pas ostentatoire, ni faite pour être remarquée. Elle saisit sur le papier ce qui arrive furtivement en elle pour ne pas oublier. Cela entraîne une langue facile, qui glisse, qui n’est pas conforme au manuel et à la facture romanesque classique, une langue qu’on peut définitivement appeler « cassée » et qui, en ce sens, n’est ni classable, ni définissable de manière stricte.

Comme le soutient Christiane Blot-Labarrère, cette écriture unique, irréductible a une visée spécifique qui est celle de mettre en lumière ce qui n’a pas été assez vu, ce qui est défini comme impudique et scandaleux. Pour Duras, la littérature se doit d’être scandaleuse, car elle est parole attachée au silence. Silence qui règne dans la famille de Pierre, dès son enfance qui est « le lieu au seuil de quoi le silence commence », et silence qui scelle cet amour non avoué entre la jeune fille blanche et le chinois de Cholen. L’autrice rompt donc totalement les tabous et n’hésite pas à parler de choses impudiques, de sexualité en particulier : «  […] il mange les seins, il crie, il insulte », « Il joue avec le corps, il le retourne, il s’en recouvre le visage, la bouche, les yeux », de violence aussi : « […] sa fille est une prostituée, elle va la jeter dehors, elle désire la voir crever […] », ou encore de la folie de la famille.

Paradoxalement, dans le récit, le scandale se tient aussi souvent dans ce qui n’est pas explicité. L’autrice rompt la narration en effectuant des pauses, typiquement lorsqu’elle se trouve dans la garçonnière, elle utilise des ellipses (sa vie à Paris) et casse la chaîne logique des évènements afin de ne pas devoir expliquer ce qui est indicible, innommable, tel que la possibilité de l’inceste dont elle fait planer l’ombre.

Nous voyons ainsi que cette écriture unique, organique, à caractère éclaté, permet à Marguerite Duras de confronter le lecteur, de manière crue et incisive, au scandale et à l’impudeur de cette liaison entre la jeune fille blanche et le riche chinois, et à la violence inouïe de son enfance. Sexualité, perversion et violence sont des choses dont on ne parle pas, qui, comme le dit Christiane Blot-Labarrère, n’ont « pas été assez vu[es] » et ce encore moins dans la littérature romanesque classique. C’est donc en s’en détachant et en inventant sa propre langue que Marguerite Duras a pu mettre en lumière ces thématiques.

A travers L’Amant, ce n’est pas du divertissement que Duras cherche à créer, mais bien de l’art, quelque chose « qui élève la vie », comme elle aimait à le dire.

Il y a, pour la romancière française, primat de l’écriture sur la vie. Ecrire c’est vivre, vivre c’est écrire. Elle met toute sa personne dans son texte qui doit être révélateur d’un certain art. Duras exploite tout ce qui s’offre à elle. L’Amant devient une oeuvre transmédiale, à savoir un album photo sans photo, fait d’une écriture qui fait surgir des images dans l’imagination du lecteur. En outre, nous retrouvons dans ce récit des extraits qui sont d’une poésie et d’une finesse bouleversantes, dans lesquels prennent vie des associations de mots et des figures de style qu’un poète et artiste tel que Baudelaire aurait pu créer.  L’incipit inoubliable et les pages centrales qui dressent le tableau du ciel d’Indochine en sont des exemples poignants : « fusion froide », « trombes de silence ». Cette langue parfois aérienne et poétique, d’autres fois ambiguë et vaporeuse, a, en définitive, indéniablement pour objectif de créer de l’art, de « donner un chant qui élève la vie ». Elle est poésie, elle est surgissement d’images, elle est oeuvre d’art.

Pour conclure, comme aimait le dire Paul Claudel, dramaturge et poète français : « Les grands écrivains n’ont jamais été faits pour subir la loi des grammairiens, mais pour imposer la leur ». Non seulement Marguerite Duras a su imposer son écriture complètement inclassable et unique en son genre, mais elle a su aussi l’user pour braver les interdits, franchir les tabous de la société et en faire de l’art. Entre roman initiatique et fresque de l’Indochine, L’Amant nous livre un témoignage poignant et intime, et porte en lui une langue singulière permettant une plongée dans l’univers personnel de l’autrice et répondant à la nécessité de dire, de saisir les mots dans leur fugacité et leur présence immédiate.

 

Milla Geinoz

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