La meilleure dissertation du gymnase de Morges | Journal de Morges
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La meilleure dissertation du gymnase de Morges

La meilleure dissertation du gymnase de Morges

Benjamin Cronel, de Tolochenaz a signé la meilleure dissertation de l'année au Gymnase de Morges. Photo: Ruefli

«Notre vie est un voyage. Dans l’hiver et dans la nuit, nous cherchons notre passage dans le Ciel où rien ne lui.»

Chanson des Gardes Suisses, 1793

 (placée en exergue du roman de Louis-Ferdinand Céline)

 

Voilà qui sert de préambule à Voyage au bout de la nuit, lorsque Louis-Ferdinand Céline attribue ces quatre lignes (tirées en réalité d’un manuel scolaire vaudois) à la garde suisse du Vatican de manière sarcastique. Néanmoins ce poème improvisé rend parfaitement justice à l’œuvre puisqu’en vingt-huit syllabes, l’auteur nous met en garde d’entrée contre ce que représentera l’intégralité du récit. En voici la raison :

Louis-Ferdinand Céline publie Voyage au bout de la nuit en 1932. Le roman retrace le parcours de vie de Bardamu, jeune français enrôlé dans l’armée en 1914 pour batailler sur le front, et le suivra après la guerre dans ses péripéties, alors que le protagoniste découvre progressivement l’étendue de la misère humaine dans la société occidentale du début du XXe siècle. Bardamu (« mû par son barda ») sert alors d’avatar à Céline dans son premier roman, pour dénoncer les multiples travers de la société au travers d’une vision fataliste et morbide du monde, s’inspirant largement de sa propre expérience de vie pour alimenter sa critique.

Céline ne laisse aucune place à l’idéalisme, non plus qu’aux valeurs sociétales telles que la famille, l’amour ou le patriotisme dans Voyage. Il défend ouvertement l’adoption d’un comportement lâche, amoral et individualiste. C’est cette absence totale d’espoir chez Céline, motivé par une expérience de vie accumulée au fil de son parcours, de son voyage, qui servira de fil conducteur à l’œuvre, en partant de ce poème introducteur jusqu’à son excipit : « qu’on n’en parle plus ».

Je tenterai à présent de suivre ce fil rouge, de le remonter à travers Voyage jusqu’à sa source, en me basant sur les axes suivants. Premièrement, comment Céline décrit-il la misère des hommes dans son œuvre ? Je tenterai de la définir et d’en tirer une typologie, en indiquant les procédés narratifs employés. Deuxièmement, de quelle façon se traduit l’absence totale d’espoir de l’auteur dans Voyage ? Je dresserai alors une liste des valeurs rejetées par l’auteur en cherchant à expliquer l’impact que ce nihilisme peut avoir sur la morale de Céline et sa faculté à concevoir l’espoir. Finalement, j’analyserai le développement de Bardamu en tant que personnage au fil du récit et démontrerai l’évolution de sa pensée entre le début et la fin du roman. A l’issue de ce travail, je devrais donc prouver, pour autant que mon raisonnement porte ses fruits, que l’énoncé en préambule sert en effet de bobine-source au fil conducteur du récit, à la manière du fil d’Ariane.

Pour débuter, penchons-nous sur le premier axe de notre réflexion. Voyage introduit nombre de personnages au cours de son récit, tous souffrant de leur propre misère. Le récit s’articule en quatre parties successives, à savoir : l’expérience de la première guerre mondiale et des séquelles irrémédiables qu’elle a causées aux soldats, le colonialisme français en Afrique et l’esclavagisme des populations locales, la découverte de l’Amérique du travail à la chaine dans les usines, accompagné de la désillusion du rêve américain puis finalement l’existence des banlieues parisiennes, de la pauvreté et des maladies qui y sévissent, pour critiquer tous les travers du système sociétal, les inégalités sociales et la corruption. Ces accusations sont incarnées par des personnages clefs. Parmi eux figure Alcide, propriétaire d’un petit commerce en Afrique, dans le village de Topo. Celui-ci se tue à la tâche pour assurer une éducation élevée à sa nièce restée de l’autre côté de la Méditerranée.

Alcide est l’un des rares personnages empathiques de Voyage et son acharnement pour se rattacher à un brin d’espoir lui vaudra de connaitre un sort tragique. Un autre personnage positif serait Bébert qui, atteint d’une maladie pulmonaire, décède à l’âge de 10 ans dans les bras du protagoniste alors que ce dernier cherche à le secourir. Nous pouvons voir ici le caractère déterministe de Céline ressortir puisque, malgré tous les efforts d’un Bardamu médecin aussi médiocre que sous-équipé, les enfants de banlieue ne peuvent jamais espérer devenir autre chose, au risque d’en mourir. Cette vision de la mort comme filet social servant à éliminer les individus trop ambitieux pour leur rang apparaît à de nombreuses reprises dans le récit comme le montrent ces deux exemples.

Mais cette misère touche selon Céline également la classe moyenne, comme le montre le famille Henrouille, dont la femme n’hésite pas à empoisonner son mari et à commanditer le meurtre de sa belle-mère. Cette dernière lui survivant pour mieux en mourir à Toulouse, lorsque Robinson, son associé aveugle, la pousse dans les escaliers de la crypte où elle se brise la nuque.

Voyage évoque également largement le quotidien des hôpitaux psychiatriques où Bardamu est d’abord retenu suite à une blessure de guerre puis employé en tant que thérapeute après son retour de Toulouse, maintenant qu’il est devenu médecin. Le désespoir et la folie des patients (miroir de l’absurdité d’une société tout entière dont ils sont les rebuts) viennent alimenter les convictions du narrateur qui, lui, se bat tout au long du récit pour ne pas succomber à son profond pessimisme et à sa peur de la mort (ces deux tares le poussant à fuir continuellement tout au long du Voyage sans ne jamais trouver de stabilité).

Nous voyons alors que cette misère, observée par Céline, s’étend sur toute l‘humanité, sous de multiples formes, en fonction du rang social ou de la santé mentale et réunit tous les hommes, sous l’égide de ce que l’auteur nomme, lors de la traversée vers l’Afrique, « l’aveu biologique ». Il s’agit de cette propension humaine, ancrée profondément en nous, d’abandonner toutes les constructions sociales pour revenir à l’état sauvage, dès lors que le contexte nous en ouvre la voie, comme l’illustrent les passagers de l’Amiral-Bragueton, conquis en quelques jours par un subtil mélange d’alcool, d’isolement, de difficultés climatiques et de la présence de plus faible que soi (ici Bardamu) à terroriser. Homo homini lupus est.

Passons à présent au deuxième axe de notre lecture. Cette misère inhérente au genre humain précédemment discutée est évidemment source de désespoir pour Céline mais elle ne suffit pas à décider son dégoût du monde (amplement décrit avec le champ lexical de la pourriture et de la maladie). L’auteur rejette également les valeurs de sa société que je listerai ci-dessous, leur préférant la lâcheté, qui seule lui permet de se soustraire aux menaces de la vie : « Quand on n’a pas d’imagination, mourir c’est peu de choses. Quand on en a, c’est trop».

En effet, Bardamu refuse continuellement de mourir au cours de son voyage, continuant inlassablement de fuir d’un lieu au suivant, dès que la proximité d’un danger se fait sentir. Cet instinct de survie est cependant perçu avec dédain par les autres personnages dont Lola et Musyne, deux concubines de Bardamu pendant la guerre qui, loin des idéaux de l’amour, le considèrent avec mépris, parce qu’il préfère la vie à son devoir civique. L’amour est constamment dénigré dans Voyage  par Bardamu (« Arthur, l’amour, c est l’infini mis à la portée des caniches », « C’est la manie des jeunes de mettre toute l’humanité dans un derriere, un seul, le sacré rêve, la page d’amour »), mais aussi par son homologue Robinson qui en perd progressivement le goût alors que la désillusion le touche : « c’est tout qui me répugne et qui me dégoûte à présent ! Pas seulement toi ! Tout ! L’amour surtout (…) Les trucs aux sentiments que tu veux faire, veux-tu que je te dise à quoi ça ressemble moi ? ça ressemble à faire l’amour dans les chiottes ! »

Aucune relation amoureuse ne se termine bien dans Voyage et ce même souvent par le meurtre, comme le prouvent Mme Henrouille, Madelon et même Lola, qui n’hésite pas à pointer son revolver contre son ex-amant à New York. Céline concevait notamment un mépris des femmes plus qu’apparent dans son œuvre.

Le patriotisme y est tout autant critiqué dans la première partie du livre lorsque soldats allemands et français se massacrent sans savoir pourquoi ni même sans se reconnaitre (Bardamu et Robinson sont incapables de déterminer le camp l’un de l’autre lors de leur première rencontre). Les officiers sont décrits comme tout aussi incompétents et se promènent sur le champ de bataille innocemment, sans prendre part au combat. Est également relevée la nonchalance de la population bourgeoise vivant d’oisiveté et de richesse loin du front, tandis que la classe ouvrière sert de chair à canon au nom d’idéaux propagandistes.

La famille quant à elle, poussant ses fils sur le front, est une institution largement critiquée, que le cas Henrouille ne vient que renforcer. Intérêts financiers, hypocrisie et violences sont de mise ici.

La religion tout autant est, au travers de l’abbé Protiste et du prêtre de San Tapeta, caricaturée; le premier -véritable avocat du diable- pousse à de multiples reprises Bardamu à abuser de la crédulité et de la faiblesse de son entourage, pour assouvir son propre intérêt tandis que le second -investi dans la traite humaine- profite de la situation du narrateur atteint de paludisme pour le vendre sur le marché noir par cupidité.

En somme, toutes les institutions confondues et tous les idéaux sont rabaissés plus bas que terre par un auteur misanthrope et anarchiste, dont la vision du monde ne laisse place à aucune forme d’espoir.

Mais cette critique des inégalités sociales (travail à la chaine dans les usines, oppression des populations colonisées, situation précaire de la classe ouvrière dans les banlieues) ne traduit pas une motivation socialiste, pas plus que ce refus des autorités (incompétences des officiers militaires, insouciance de la bourgeoisie en temps de guerre, arrogance des médecins dépendant de leur fierté et irresponsabilité des patrons tel de Baryton qui, du jour au lendemain, abandonne son asile pour partir voyager dans le Nord) ne préfère un gouvernement à un autre. Céline, et à travers lui Bardamu (voire l’inverse), se positionne comme nihiliste et rejette tout idéal. Or, en dépouillant l’existence de ses nombreuses illusions jusqu’à n’en plus garder que la noirceur, la misère et la laideur de la condition humaine, Céline tombe paradoxalement dans un désespoir qui au cours de sa vie va l’enfermer progressivement dans une idéologie sinistre allant à l’encontre même de ses observations dans Voyage.

Il est imaginable que ce fanatisme antisocial dont l’auteur est victime puisse être une forme d’échappatoire pour se soustraire finalement à la fatalité. Il est intéressant de constater ici que son avatar Bardamu connaitra une fin tout autre à la fin de Voyage, lorsque la mort de Robinson le pousse dans ses derniers retranchements psychiques. L’excipit laisse supposer que notre anti-héros abandonne finalement son combat lorsque, courant jusqu’à la mer, celui-ci ne trouve plus la force de s’enfuir et se laisse reconduire par son employé Gustave à l’asile de Parapine. Mandamour et lui se saoulent pour oublier leur malheur. La fameuse conclusion « tout, qu’on n’en parle plus » met ainsi un point final au voyage de Bardamu et de fait constitue le dénouement du récit.

L’écart entre un Bardamu, jeune, naïf et même un peu candide, qui se laisse emporter par la fanfare militaire vers le carnage de 14-18 et le médecin vaincu que nous venons de lire, est conséquent. Mais quels éléments du récit ont motivé cette métamorphose kafkaïenne ? A la fois la violence de la guerre, véritable baptême de la souffrance dont de nombreux jeunes adultes comme lui garderont des traumatismes paralysants et la violence des attentes de la société, condescendante envers les « pouilleux » comme Céline les appelle, et dont le jugement blesse et trahit. Bardamu assiste au drame de ces personnages, (véritables procédés narratifs pour l’éveiller aux différentes formes de misère) : le drame des rescapés de la guerre, le drame d’Alcide, de la tendre Molly dont l’amour ne saura retenir Bardamu, des Henrouille et de leur hypocrisie, de Bébert et de sa tante, tous deux pourris jusqu’à la moelle, de Parapine belliqueux, de Mandamour intoxiqué par la solitude, de Madelon rendue folle par l’amour et de tous les autres. De la désillusion et du mépris des idéaux, par le rejet des institutions et par la propre solitude du narrateur. Par sa peur existentielle de la mort.

En effet, Bardamu s’insurge constamment contre les injustices et les tares et la perversion de ses pairs, perdant toute confiance en l’humanité, jusqu’à en perdre sa santé psychique : «Je la refuse [la guerre] tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir».

Cette descente aux enfers apparaît à tout moment de Voyage et, au fil de ses péripéties, l’enfonce plus profondément dans la noirceur et la dépression (représentés métaphoriquement par l’image de la nuit). Voyage au bout de la nuit est de facto la représentation directe du cheminement de Bardamu dans la vie, son curriculum vitae, et est introduit, comme je l’affirmais au début de mon travail, par la chanson des gardes suisse de la première page du roman. Ces quatre vers parlant de voyage, d’hiver, de nuit et de ciel sans lueur est ainsi bien une habile métaphore pour prévenir le lecteur de l’étendue du désespoir chahuté par Bardamu au fil des 505 pages suivantes.

En conclusion, Bardamu est bel et bien animé par la volonté de se soustraire à la fatalité et y succombera lui-même à force de braver la misère humaine et l’insignifiance de nos actes dans une société d’entre-deux-guerres hypocrite et sclérosée. Le désespoir qui en résulte le fait graduellement fléchir jusqu’au dénouement de l’intrigue, où Robinson (reflet du narrateur) décède en emportant avec lui la détermination de Bardamu qui alors s’écroule tout à fait. Entre l’incipit (le poème) et l’excipit («et qu’on n’en parle plus») se déroule une ligne conductrice que nous avons identifiée comme étant le désespoir -ce qui permet de valider ma thèse- et que les déceptions et désillusions du récit viennent développer.

Et puis c’est tout.

Par Benjamin Cronel, 3M01
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