Photo: Bovy
Savez-vous qu’une poudrerie existe dans le district de Morges? Savez-vous qu’elle se trouve à Aubonne, dans le vallon de La Vaux et qu’elle tourne à plein régime depuis près de 170 ans? Que vous le sachiez ou non, la visite exceptionnelle que nous avons pu entreprendre dans l’enceinte de cette institution vous révélera de nombreuses surprises, alors en route!
Pour commencer, un peu d’histoire, car, vous l’imaginez, une fabrique de poudre noire possède forcément des archives riches.
Plus ancien explosif chimique connu, la poudre noire existe depuis des centaines d’années. Inventée en Chine, elle a très tôt servi à réaliser de magnifiques feux d’artifice. Entre le 9e et le 13e siècle, elle se propage progressivement vers l’Europe, où elle restera le seul explosif chimique connu jusqu’au 19e siècle. À cette époque, elle est utilisée notamment pour les canons et les fusils.
Aujourd’hui, cette poudre composée de charbon de bois, de soufre et de salpêtre n’est plus utilisée comme munition de guerre, mais continue à être exploitée pour les canons lors de certaines manifestations «festives», pour les feux d’artifice, mais également pour le tir aux armes anciennes et pour le minage dans les carrières.
En Suisse, ce sont les paysans qui, au Moyen-Âge, ont été les premiers à fabriquer cette poudre. Ils effectuaient ce travail en sus de leur ferme et chaque canton était responsable de sa production. Celui qui n’en produisait pas lui-même se fournissait chez le voisin ou à l’étranger. Mais la qualité était très inégale d’une région à l’autre et souvent mauvaise, ce qui rendait les explosions de canon fréquentes, de dépôt et de poudrière.
En 1848, la Confédération exige que l’armée dispose de poudre de qualité en quantité suffisante et créé la régale des poudres. La compétence est donc transférée des cantons à l’autorité nationale qui, après une étude de rentabilité, acquiert cinq poudrières à Schwäbis (BE), Worblaufen (BE), Kriens (LU), Altstetten (ZH) et Echandens.
Malgré des descriptions d’élaboration très précises, plusieurs explosions poussent le Conseil fédéral à mandater une commission d’enquête. Cette dernière révèle alors que les moulins à eau utilisés pour faire fonctionner les machines sont en très mauvais état et que les paysans semblent passer davantage de temps à leur exploitation agricole qu’à la conception de la poudre. Un constat qui entraînera la fermeture de plusieurs poudrières. C’est le cas de celle d’Echandens qui sera remplacée par celle d’Aubonne en 1853. Il ne reste à ce moment-là plus que deux lieux de fabrications de poudre noire en Suisse: Coire et Aubonne.
Mais la forte densité de population résidant à proximité immédiate de la poudrerie des Grisons constituait un important facteur de risque et une partie des bâtiments a dû céder sa place à la construction de l’autoroute. En 1976, l’installation grisonne est fermée et Aubonne demeure depuis ce jour, la seule fabrique de poudre noire du pays. i
Ces deux termes a priori semblables peuvent porter à confusion. S’il n’est pas très grave de les confondre en 2021, à une autre époque il était important de les différencier. En effet, une poudrerie se dit du lieu où l’on fabrique la poudre. Comme cette dernière est créée à partir de charbon de bois, il n’est pas impossible que ce nom soit lié à celui de «charbonnerie», qui indique la période durant laquelle on fabrique le charbon qui servira à élaborer la poudre. Quant à la poudrière, elle est aussi appelée «magasin à poudre» et désigne le site où l’on stockait de la poudre à canon, des munitions et autres explosifs à usage militaire. Aujourd’hui, dans le cadre de la poudrerie d’Aubonne, elle possède les deux casquettes puisque non seulement elle produit la poudre, mais elle la conserve également sur place. Les deux termes peuvent donc s’appliquer.
En arrivant sur place, impossible d’ignorer les panneaux «entrée interdite» et les multiples «Attention», rédigés dans plusieurs langues. Il faut dire que le site est dangereux. «S’il y a la moindre étincelle, ça pourrait exploser!, annonce d’emblée Olivier Henny, responsable de production. Un seul clou dans la meule quand ça tourne et cela devient dangereux. Les bâtiments sont espacés de manière à éviter une éventuelle propagation, tout est passé au détecteur pour écarter tout corps étranger, tous les matériaux sont tamisés, il faut faire hyper gaffe.»
Car en plus de la poudre élaborée qui suffit déjà à entretenir la dangerosité du lieu, les machines ont toutes des dizaines d’années et les changer se révèle être un véritable calvaire. «En fin d’année dernière, nous avons dû remplacer la pièce d’une meule qui avait plus de 30 ans, raconte le responsable de production. Il faut être capable de débusquer ce type d’élément qui n’est plus fabriqué. Nous devons dès lors nous débrouiller en trouvant notre bonheur dans d’autres industries et les transformer.» Avec une contrainte supplémentaire, celle d’avoir affaire à un site classé d’importance historique, ce qui réglemente et limite les possibilités de modification et de modernisation des installations.
S’il y a la moindre étincelle, ça pourrait exploser! Un seul clou dans la meule quand ça tourne et cela devient dangereux
Sur l’impressionnante étendue de huit hectares, les ouvriers cumulent donc plusieurs casquettes, eux qui doivent être qualifiés pour produire la poudre, mais aussi l’analyser, la transporter et s’occuper de l’entretien des différents machines et bâtiments. «Nous travaillons dans un musée vivant, image Olivier Henny. C’est un peu le système D, mais avec d’énormes réflexions au vu des conséquences qu’un mauvais “bricolage” pourrait avoir. L’un de nos objectifs les plus importants est de maintenir une production absolument sûre.»
En visitant la trentaine de bâtiments qui bordent le canal artificiel (ndlr: créé en détournant une partie de la rivière), on réalise rapidement le travail physique que demande un poste à la poudrerie d’Aubonne, d’une part au vu des longues distances à parcourir et de l’autre avec les charges à transporter. «Entre les sacs de 25 kg, les tonneaux de charbon de 35 kg et les paquets finis, il vaut mieux être en forme», confirme Olivier Henny. Et Jean-Pierre Rittener, ouvrier depuis plus de 27 ans, d’ajouter: «Il est nécessaire d’avoir de bons yeux pour compter les grains au moment de faire les analyses. Il faut être concentré, mais on s’y fait!»
Un travail demandant rigueur et force physique, mais au résultat plutôt positif puisque la poudre noire aubonnoise a excellente réputation, notamment aux États-Unis, où elle est largement exportée. «C’est là-bas que nous avons le plus gros potentiel, car ils aiment beaucoup les armes anciennes, détaille Olivier Henny. Mais notre production est distribuée partout dans le monde.» Elle est d’ailleurs également employée dans les canons à grêle, fusil de détresse ou encore pour fabriquer des airbags de voiture. Avec une assurance néanmoins: celle de ne pas concevoir de poudre «de guerre». «Tout ce qui part d’ici est tracé et on est clean, martèle le responsable du site. Après évidemment, on ne peut pas suivre notre poudre à la trace jusqu’à son utilisation, mais avec les permis et les différentes patentes d’achat, c’est tout de même relativement sûr.»
Quant à l’avenir de la branche, Olivier Henny se montre confiant. «Même si le Covid-19 a ralenti le rythme, on revient petit à petit à la normale et à nos 150 kilos produits quotidiennement. La demande et le travail sont bien réels.» De quoi pérenniser une industrie et un savoir-faire sur un site qui ne sent pas le poids des années et continuer à privilégier la qualité avant tout.
Suite à une diminution des besoins de l’armée et pour des raisons de sécurité, le Département militaire fédéral (DMF) décide de fermer la poudrerie en 1996. Le directeur de l’époque Michel Fiaux s’est alors battu pour que son exploitation continue, avec succès! En 1997, le canton de Vaud a racheté la poudrière, et l’a sauvée de la fermeture. Une société privée en a repris l’exploitation, avec un droit de superficie jusqu’en 2018, date à laquelle la Société suisse des explosifs (SSE) est devenue exploitante du site. Elle reste actuellement locataire du terrain et de la majorité des machineries qui appartiennent toujours au canton – une volonté de la Confédération au moment de la mise en vente du site en 1996.
S’il est une personne capable de vous donner des informations sur la poudre noire produite à Aubonne, c’est bien Bernard Graf, sergent et responsable du canon des Milices vaudoises depuis un quart de siècle. «On ne peut pas se fournir directement à la poudrerie pour des questions de sécurité et de traçabilité, explique-t-il. Je passe toujours par un armurier.» Et au moment de l’acquérir, il est indispensable de montrer patte blanche. «On demande systématiquement un extrait de casier judiciaire, poursuit le sergent. La poudre noire étant un explosif, elle est considérée comme une arme, il faut donc montrer sa bonne foi, c’est la loi et on ne peut pas en acheter de la même manière que des pâtes ou du beurre.»
Selon l’article 21 de la loi sur les armes, les accessoires d’armes et les munitions: «Le titulaire d’une patente de commerce d’armes a l’obligation de tenir un inventaire comptable de la fabrication, de la transformation, de l’acquisition, de la vente et de tout autre commerce d’armes, d’éléments essentiels, de composants spécialement conçus, d’accessoires, de munitions et de poudre ainsi que de la réparation d’armes à feu aux fins de rétablir leur fonction de tir».
Une fois la poudre achetée, il reste encore de nombreuses précautions à prendre avant de pouvoir l’insérer dans la gueule du canon. «Je prépare toujours les charges chez moi, dans mon atelier qui possède un revêtement en inox pour éviter tout frottement pouvant déclencher une étincelle, détaille Bernard Graf. Et lorsqu’on a une certaine quantité, on ne doit pas tout transporter en même temps, mais effectuer plusieurs voyages.»
Si la poudre utilisée pour le canon n’est pas la même que pour les fusils, toutes deux sont produites à Aubonne. «C’est la granulométrie qui diffère, précise le sergent canonnier. Le grain que j’achète est plus gros que celui des fusils qui ressemble davantage à du sucre.» Le canon des Milices tire généralement une vingtaine de coups par an, en dehors de la période covid, évidemment.
Lorsque j’ai appris qu’une poudrerie se trouvait dans le district, je n’ai eu qu’une envie: aller la visiter. C’est un peu une caractéristique chez nous les journalistes, la curiosité et la possibilité d’aller là où personne d’autre ou presque ne peut se rendre. C’est paradoxalement dans ce genre d’endroit que les histoires à raconter sont les plus fascinantes.
Imaginez-vous pénétrer dans l’enceinte de la poudrerie et avoir soudainement l’impression d’atterrir en 1850, de longer le canal et se dire qu’il y a plus de 170 ans, des hommes fabriquaient déjà de la poudre. Sauf qu’à cette époque, le danger était bien plus présent – certains portant des chaussures à clous – et leur vie hautement menacée.
Si cette visite hors du temps dans le vallon de La Vaux me restera en mémoire, elle met surtout en avant des caractéristiques de notre région. Tout d’abord une notion de savoir-faire – cette poudre noire est exportée dans 18 pays à travers le monde – mais aussi une conception historique.
Combien de châteaux, bâtiments, constructions ou encore sociétés sont témoins de notre passé? Beaucoup, j’en suis sûre. Et vous pouvez compter sur moi pour aller y faire un tour, car n’est-ce pas justement notre mission de journaliste? S’appuyer sur le passé pour relater le présent?
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