À Tolochenaz, la fabrique d’une reine
La nouvelle reine consort du Royaume-Uni et épouse du roi Charles III, Camilla Parker Bowles, a effectué une partie de ses études dans une école de bonnes manières à Tolochenaz. Petit récit de son passage dans cet internat très privé.
Dimanche dernier, les funérailles de la reine Élisabeth II ont battu des records d’affluence et d’audience planétaires. Outre les adieux, cette cérémonie marque aussi la fin d’une période de transition sur le trône britannique. Le quotidien du désormais roi d’Angleterre Charles III et de sa femme, la reine consort Camilla, est scruté par les médias anglais. Dans la presse, les biographies se multiplient pour permettre aux sujets de Sa Majesté d’en apprendre plus sur le nouveau couple régnant. Dans les rubriques «formation» par exemple, on lit partout que le roi est un diplômé de l’Université de Cambridge et que son épouse a effectué ses études dans une non moins prestigieuse école suisse appelée «Institute Mon Fertile» (en anglais dans le texte). Un établissement énigmatique – dont les traces sont presque inexistantes – qui lie pourtant intimement la nouvelle reine consort au district de Morges.
Manières à parfaire
Car oui, la reine consort a bien effectué une partie de sa scolarité dans la région. Alors âgée de seize ans, Camilla Shand est envoyée de 1963 à 1964 par ses parents à l’Institut Mon Fertile de Tolochenaz. Cet internat situé au centre du village et exclusivement réservé aux jeunes filles provenant de familles fortunées – généralement nobles et britanniques – accueillait une cinquantaine de pensionnaires chaque année jusqu’en 1967, date de sa fermeture définitive. Les mots d’ordre au sein de l’Institut? «Études, sport, santé», lit-on dans les dépliants faisant la promotion de l’établissement. Les élèves y suivent des cours de littérature, d’histoire de l’art, de musique, de dactylo et de dessin, apprennent le français, et pratiquent l’aviron en été au Forward Rowing Club de Morges, ainsi que le ski en hiver dans le chalet de l’école aux Diablerets.
Mais ce qui est surtout au programme, c’est le perfectionnement des bonnes manières des pensionnaires pour leur permettre de réussir leur entrée dans les hautes sphères européennes. «Mon Fertile offre aux jeunes filles un heureux intermède entre leur vie d’école et leur vie sociale», écrivait la directrice de l’internat «mademoiselle» Panchaud.
Pour l’adolescente Camilla qui n’avait pas encore croisé le chemin du Prince Charles, cet intermède tolochinois a effectivement permis de s’initier aux subtilités d’une étiquette chère à l’aristocratie anglaise. Mais son séjour à l’Institut était aussi ponctué de soirées passées à dévorer du chocolat suisse et des morceaux des Beatles, raconte Charlotte Ericson, co-pensionnaire et ancienne amie de la reine consort dans un article du Daily Mail en novembre 2009. Avant d’ajouter: «Je suis certaine que le temps qu’elle a passé à l’école l’a aidée à gérer le fait de devenir Duchesse de Cornouailles.»
Elles ne participaient pas à la vie du village et ne se mêlaient pas tellement aux habitants
François Schneider, ancien syndic de Tolochenaz
Une petite bulle
La stricte discrétion quant aux activités et à l’identité des pensionnaires était l’une des caractéristiques majeures des établissements comme Mon Fertile. À Tolochenaz, les contemporains de l’école connaissaient uniquement l’existence de l’Institut. «On ne savait pas grand-chose de Mon Fertile, mis à part le fait qu’il s’agissait d’un internat très huppé pour des jeunes filles de bonnes familles qui rentraient dans leur pays une fois leur formation terminée», raconte l’ex-tolochinoise Suzanne Rattaz. «Elles ne participaient pas à la vie du village et ne se mêlaient pas tellement aux habitants», ajoute l’ancien syndic François Schneider.
Des oiseaux de passage, donc, qui ont créé au fil des décennies une bulle cosmopolite et fortunée en plein cœur du petit village de Tolochenaz. Aujourd’hui les pensionnaires de l’école sont disséminées à travers le monde entier, comme en témoigne une photo prise il y a quelques années au Canada, lors d’une visite officielle du couple héritier de la couronne. On y distingue une ancienne pensionnaire tenant une pancarte adressée à Camilla: «Remember Mon Fertile – Switzerland?». Et on aurait envie que l’image s’anime pour entendre la réponse et ainsi savoir: Sa Majesté se souvient-elle de Tolochenaz?
Le paradis romand des pensionnats
Jusqu’aux années 60, l’arc lémanique était un lieu incontournable dans la formation des jeunes filles de bonnes familles grâce à ses internats réputés.
Au XIXe et au XXe siècle, les pensionnats pour jeunes filles situés en Suisse romande jouissent d’une excellente réputation au sein de l’aristocratie et des familles européennes les plus aisées. Appelés «finishing schools», ces établissements étaient intimement liés à une idée d’excellence helvétique et se comptaient par dizaines dans la région: en 1907 par exemple, 148 de ces internats privés sont recensés dans le seul canton de Vaud. L’arc lémanique et les Alpes environnantes sont un cadre privilégié pour héberger ces écoles qui vendent une forme de développement personnel passant par la sociabilisation internationale, la pratique de sports, l’apprentissage des langues, les voyages et la vie au grand air. La stabilité politique du pays ainsi que sa localisation centrale sur le continent expliquent aussi pourquoi la région a pu devenir un aimant pour jeunes filles de bonnes familles du monde entier.
Un écosystème fait de tourisme et de mouvements de capitaux étrangers se développe autour de cet afflux d’élèves, donnant naissance à un secteur rentable qui pousse les gouvernements de l’époque à considérer qu’il faut protéger la renommée internationale de ces pensionnats. Une loi vaudoise est donc adoptée en 1938 pour garantir les bonnes mœurs et l’excellence des professeurs.
Déclin rapide
Mais les années 60 passent par là et la société change. Les portes de la formation supérieure s’ouvrent aux femmes, leur rôle évolue et leur indépendance se construit. Il convient désormais de leur dispenser plus de cours académiques et les pensionnats de garçons, qui proposaient déjà cette offre, s’ouvrent à la mixité ou rachètent les internats pour jeunes filles qui se vident. À partir de ces fusions se créent des écoles internationales qui existent toujours. L’institut de Tolochenaz ne fait pas exception. «Au moment de prendre sa retraite en 1967, la directrice de l’époque, ne trouvant pas de successeur, a vendu le bâtiment de Mon Fertile au Rosey qui continuera de l’exploiter comme son premier internat pour jeunes filles jusqu’en 1975 avant de transférer les pensionnaires sur le campus central de Rolle», raconte Felipe Laurent, directeur de la communication au Rosey.
Aujourd’hui, au niveau mondial, une seule école spécialisée dans l’enseignement de l’étiquette a survécu à cette évolution, au prix d’une modernisation drastique de ses programmes.
Préparer sa vie mondaine à l’école
Le fonctionnement des pensionnats pour jeunes filles en Suisse romande était très similaire d’un établissement à l’autre. Explications.
L’Institut Mon Fertile de Tolochenaz est un exemple type de la «finishing school», l’internat suisse du XXe siècle pour jeunes filles étrangères. Ces établissements, le plus souvent gérés par des femmes et transmis de mère en fille, accueillaient des pensionnaires âgées de 15 à 19 ans pour des séjours allant de quelques mois à plusieurs années.
Les jeunes filles y étaient généralement envoyées à la fin de leur scolarité obligatoire pour parfaire leur éducation mondaine et domestique avant d’entrer dans la haute société anglaise, danoise, hollandaise ou encore française. «À l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de rentrer à l’université et donc elles suivaient un autre type de formation supérieure», explique Philippe Neri, directeur de l’Institut Villa Pierrefeu de Glion, dernière école d’étiquette au monde. Et cette formation vise notamment à se préparer pour un «bon» mariage. Parmi les alumnae aristocrates des «finishing schools» suisses, on retrouve certes l’actuelle reine consort d’Angleterre, mais aussi l’ancienne princesse de Galles Diana (Institut Alpin Videmanette) ou encore la princesse Elena de Roumanie (Château Mont-Choisi).
Et de nos jours ?
Aujourd’hui, ce type d’écoles n’existe plus. Même à l’Institut Villa Pierrefeu de Glion, on ne propose plus de cursus annuels. Désormais, l’établissement de Philippe et Viviane Neri insiste plutôt sur l’apprentissage de différents protocoles diplomatiques et sur la familiarisation avec des coutumes non européennes lors de séminaires et de sessions intensives en été. Les femmes qui viennent s’y former sont généralement plus âgées et ont obtenu un diplôme universitaire. Elles ne sont pas là pour devenir de parfaites mondaines, mais pour apprendre à se comporter de manière adéquate dans le monde des affaires.
Alors même si l’Institut Villa Pierrefeu indique toujours «international finishing school» sur son portail et que ce nom fait automatiquement ressurgir tout un pan de l’histoire scolaire helvétique, l’établissement semble avoir définitivement clos le chapitre des anciens pensionnats pour jeunes filles fortunées.
Point de vue - «Notre» héritage royal
Je n’ai jamais été une grande fan de la royauté en général ni de la monarchie anglaise en particulier. Même si j’ai été impressionnée par l’émotion populaire qu’a suscité le décès d’Élisabeth II, j’ai toujours trouvé que la place que l’on accorde à ces individus dans une société européenne du XXIe siècle est au mieux anachronique, au pire franchement questionnable d’un point de vue démocratique. Mais me plonger dans les archives de notre région pour y chercher la trace de la reine consort, au-delà de l’amusement que m’a procuré le fait de jouer à Stéphane Bern, m’a fait réaliser l’ampleur d’un phénomène social et économique que je n’aurais pu soupçonner.
Car au-delà de la formation des jeunes filles, l’existence des pensionnats comme Mon Fertile raconte un pan de l’histoire culturelle qui lie la haute société anglaise à la Suisse. Essor du tourisme, développement d’une infrastructure ferroviaire de pointe, construction de la neutralité helvétique: dans nombre de domaines, notre pays doit beaucoup à la présence de ces familles fortunées et à leur mode de vie. Comme pour l’État britannique à qui la monarchie rapporte, la venue régulière de l’élite anglaise sous nos latitudes a généré d’importants revenus pour la région. Charles n’est «pas notre roi», pour reprendre le slogan des républicains du Commonwealth, mais il représente tout de même un peu de notre histoire.
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