Les petits commerces tiennent le coup
Internet et la crise sanitaire n’ont pas réussi à venir à bout des petits commerçants, même si les temps sont durs. Rencontre avec patronne et patrons de magasins morgiens.
S’il y a trois personnes bien placées pour parler de l’évolution du petit commerce morgien, ce sont Claude Ticon, Lorena Blatter et Graziano Pajalunga. Respectivement à la tête de Manly Shop depuis 34 ans, Espacio depuis 28 ans et Pajalunga Modélisme depuis 27 ans, on peut dire qu’ils font partie des vieux de la vieille.
À la première réouverture, j’ai senti un grand élan de solidarité envers les commerces locaux
Claude Ticon, patron de Manly
Leur passion, ils l’exercent avec le sourire, et ce malgré les difficultés. Il faut dire qu’ils n’ont pas été épargnés ces dernières années. Notamment avec la crise sanitaire et les fermetures forcées. Des périodes durant lesquelles les entrepreneurs ont toutefois pu compter sur un fort soutien de la population. «À la première réouverture, j’ai senti un grand élan de solidarité envers les commerces locaux, analyse Claude Ticon. Celui-ci a été moindre lors de la deuxième réouverture. Et je constate un essoufflement depuis début 2022. Je suis revenu aujourd’hui à peu près aux mêmes niveaux de vente qu’avant le Covid.»
Le constat est assez similaire chez Pajalunga. «Étonnamment, les années 2020 et 2021 ont été meilleures au niveau des affaires que 2022, bien qu’on ait été contraint de rester fermé pendant deux mois, indique le patron au milieu des voitures miniatures et maquettes. De notre côté, nous n’avons toutefois pas renoué avec les ventes de 2019. Compte tenu des prix qui augmentent et de la baisse du pouvoir d’achat, ce n’est pas évident. Surtout que l’on propose des produits qui sont un luxe, des objets de collections destinés à de grands enfants.»
Sur la même rue Louis-de-Savoie, Lorena Blatter a commencé à commercialiser meubles et décorations en tout genre dans un espace de 50 m2 en 1995. Son enseigne, de 220 m2 aujourd’hui, a réussi à maintenir son niveau de vente durant et après la crise. «J’ai la chance d’avoir une clientèle fidèle, souligne-t-elle. Après les parents, ce sont les enfants qui viennent au magasin. Il a fallu néanmoins travailler très dur, se diversifier, avoir des prix compétitifs et des exclusivités pour continuer à attirer les gens.»
L’ouragan Internet
Le Covid apparaît comme une petite tempête comparée à l’ouragan Internet qui les a frappés de plein fouet plusieurs années auparavant. L’e-commerce a été une révolution et causé de gros dégâts dans les boutiques. Se retrouvant en concurrence avec des géants du monde entier, il a fallu se réinventer et réduire la voilure. À Manly, Claude Ticon pouvait autrefois compter sur un employé à 100 % et un apprenti pour vendre skates et snowboards. Il est désormais tout seul à travailler dans son magasin. «Je ne peux malheureusement plus me permettre d’engager quelqu’un, confie-t-il. Pour être honnête, les chiffres noirs ne sont pas toujours atteints et je dois parfois taper dans les réserves.»
On se portait mieux avant Internet et les réseaux sociaux. Mais on tient le coup, on résiste
Graziano Pajalunga, patron de Pajalunga
Du côté de Pajalunga, on est passé de trois personnes à deux. «Sur le web, les prix sont cassés, observe Graziano Pajalunga. Moi, j’ai des locaux à payer et des charges fixes, je ne peux pas rivaliser à ce niveau. On se portait mieux avant Internet et les réseaux sociaux. Mais on tient le coup, on résiste.»
Quant à Lorena Blatter, elle avait deux collaboratrices à 80 % et à mi-temps. Aujourd’hui, elle engage des étudiantes pour l’aider deux après-midis par semaine, ainsi que les samedis. Le reste du temps, elle se débrouille en solitaire. Et demeure toujours positive. «Ce n’est pas bon d’avoir peur, estime-t-elle. Je suis passée par des périodes très compliquées. Notamment il y a environ six ans, les ventes étaient au plus bas. J’aurais pu abandonner et faire autre chose comme décoratrice d’intérieur, mais j’aime mon métier. Je ne suis pas très gourmande au niveau du salaire, je me suis donc serré la ceinture et j’ai remonté la pente.»
Graziano Pajalunga, lui non plus, ne lâche pas l’affaire. Une affaire qu’il a reprise en 1996 avec sa sœur, lorsque leur père – qui avait ouvert le Comptoir du Jouet dans les années 70 – est décédé. L’âge de la retraite a sonné il y a une année pour Graziano, mais il n’a pas encore l’intention de dire stop: «J’ai du plaisir et ma rente AVS n’est pas très élevée. J’ai besoin de ce commerce, dans lequel j’ai placé mes fonds, pour vivre.»
L’énergie et la motivation perdurent également chez Claude Ticon, même s’il «arrive gentiment au bout». Outre l’avènement du numérique, l’entrepreneur relève une autre évolution qui l’a marqué: «Il est devenu beaucoup plus dur de fidéliser les jeunes. Avant, des personnes fréquentaient le magasin pendant 20 ans. J’ai d’ailleurs encore des clients de la première heure. Mais la jeunesse d’aujourd’hui change de sport et de mode très vite. Peut-être que cela vient aussi du fait que j’ai vieilli et ne possède pas tous leurs codes.»
Manque de places
Quand on leur demande quel soutien ils attendent des autorités, les revendications ne sont pas légion. «Rien de spécial», répond Claude Ticon. Graziano Pajalunga évoque «un problème de places de parc qui dure depuis longtemps». Un avis partagé par Lorena Blatter: «J’habite Grancy et je peux vous dire que je connais des gens de la campagne qui ne veulent plus venir à Morges, car ils ne trouvent pas d’endroit où se garer et qu’on se fait coller à peine le temps de stationnement dépassé.» La patronne d’Espacio salue par ailleurs les mesures de soutien prises par la Commune durant la crise sanitaire.
Membres de la COOR (Coordination de l’Économie et du Commerce de Morges), les trois entrepreneurs soulignent finalement l’important travail réalisé par le comité de l’association. Claude Ticon et Graziano Pajalunga estiment néanmoins qu’une action telle que les soirées nocturnes à la veille des Fêtes de fin d’année ne fonctionne plus comme avant. En décembre dernier, les boutiques ont pu ouvrir jusqu’à 20 h à quatre reprises. «Mais on n’a eu personne», affirment les deux patrons. «Il y a 25 ans, on faisait la queue devant le magasin», ajoute Graziano Pajalunga.
«Je ne suis pas très actif dans l’association et ne veux donc pas critiquer des personnes qui s’investissent énormément, mais il y a peut-être certaines choses à moderniser, commente Claude Ticon. C’est comme les concours organisés, j’imagine que certains collègues en profitent, mais ce n’est pas mon cas. Personne ne m’en parle dans mon shop.»
Le patron de Manly pense spontanément à des opérations à mener au marché avec des ventes spéciales: «Il faut qu’on aille au contact de la population. On ne peut plus se contenter de rester dans notre magasin à attendre les clients. C’est devenu tellement difficile d’accrocher les gens. Aujourd’hui, lorsque j’organise une journée de test de matériel, il y a cinq ou six pelés. À l’époque, je devais refuser du monde. Tout a changé et on n’a pas d’autre choix que de s’adapter.»
"Pas de vitrines vides"
Pour Cécile Hussain Khan, présidente hyperactive de l’Association des commerçants de la ville de Morges, le commerce morgien «se porte bien comparé à d’autres villes». «Nous n’avons pas de vitrines vides, fait-elle remarquer. Nous profitons d’une bonne position sur l’arc lémanique, avec un superbe bord du lac, des espaces verts et encore quelques places de parc.» Le quotidien des commerçants n’est néanmoins pas tous les jours faciles. Les chiffres d’affaires ont diminué depuis 2005 et «quand Federer perd ou qu’il y a de la neige à la montagne, on constate une baisse de la clientèle». «Mais lorsque j’entends de nouveaux habitants dire qu’ils ne vont plus à Lausanne car ils trouvent tout à Morges, je suis confiante», indique Cécile Hussain Khan.
«Morges s’en sort plutôt bien»
Comment se porte le commerce de détail en Suisse?
La menace principale est toujours le e-commerce. Il a avalé quasiment 50 % du marché dans des secteurs comme l’habillement, le sport, l’électronique ou l’informatique.
Quel impact a eu la crise sanitaire sur ce phénomène?
Il s’est encore accentué. Le volume des colis jusqu’à 30 kilos s’est élevé à 270 millions d’envois en 2020, un record battu depuis. La Poste et les autres transporteurs s’attendent à atteindre les 400 millions en 2030. C’est énorme et les camionnettes qui sont responsables de ces livraisons contribuent à congestionner les centres-villes, un fléau pour les petits commerces.
À Morges justement, les plaintes des commerçants tournent souvent autour de l’accessibilité en voiture et du stationnement. Est-ce le nerf de la guerre?
Cela demeure un enjeu central, même si le risque est que les débats se cristallisent sur la seule question des places de parc et qu’on fasse l’impasse sur d’autres réflexions stratégiques.
À quoi pensez-vous?
Par exemple, la mise en œuvre d’un service de livraison des courses en mobilité douce à domicile et auprès des clients de parkings. On compenserait ainsi la baisse de l’usage de la voiture par une prestation supplémentaire. Celle-ci pourrait être financée par une ponction sur les revenus liés au stationnement.
Le cadre urbain et la qualité paysagère représentent de grandes forces. Les commerces du cœur de la ville peuvent également s’appuyer sur un bassin de chalandise à fort potentiel
Vous avez mené des études sur le tissu commercial de plusieurs villes. Comment Morges s’en sort-elle?
Plutôt bien. On y voit en tout cas moins de vitrines vides qu’ailleurs. Le cadre urbain et la qualité paysagère représentent de grandes forces. Les commerces du cœur de la ville peuvent également s’appuyer sur un bassin de chalandise (ndlr: zone d’où provient la majorité de la clientèle) à fort potentiel.
Quelle est au contraire la principale faiblesse?
On peut citer la très forte spéculation immobilière qui existe dans la région et rejaillit sur la viabilité économique des commerces. Les loyers élevés sont une vraie maladie.
Les sondages menés à Morges ont montré que 46 % des personnes qui viennent au centre-ville le font en voiture, est-ce élevé?
Ce pourcentage n’a rien de surprenant. On est dans la moyenne.
Quand on se concentre sur les habitants des communes des environs de Morges, le taux de personnes prenant les transports publics et le vélo se montent à 11 % et 1 %. C’est tout de même faible...
La marge de progression est importante. Le défi pour les autorités est d’encourager les gens à changer leurs habitudes en développant par exemple des axes de mobilité douce sécurisés des villages jusqu’à la ville.
En bref...
Un soutien bienvenu de la Ville
Les petits commerces occupent un rôle important dans la vie morgienne. La Commune tente de leur apporter une aide au travers de projets.
Création d’emplois, de lien social, contribution à l’économie locale ou à la vitalité du centre-ville… les petits commerces occupent un rôle important dans la vie morgienne. Il n’est donc pas étonnant de voir la Commune leur apporter un soutien. Dans une étude sur le tissu commercial morgien menée en 2018 par l’Institut du management des villes et du territoire, plusieurs recommandations ont été formulées à l’intention des autorités.
Cinq ans plus tard, où en est-on? À la lecture du document, on peut constater que plusieurs mesures ont été prises. Notamment la création de bons d’achat offerts à l’occasion d’une naissance. Entré à la Municipalité en juillet 2021, le responsable de la promotion économique David Guarna en avait fait une promesse de campagne.
Cette initiative a été lancée il y a moins d’une année, le taux d’utilisation est donc logiquement encore assez faible
David Guarna, municipal
Promesse qu’il a tenue puisque quatre coupons de 20 francs à faire valoir dans une trentaine de commerces de la ville sont désormais distribués à chaque famille accueillant un nouvel enfant. «Cette initiative a été lancée il y a moins d’une année, le taux d’utilisation est donc logiquement encore assez faible, explique le membre de l’Exécutif. On pourra mieux évaluer la réussite de ce projet quand on aura un peu plus de recul.»
Carnet de bons
Le grand argentier a également mis sur pied le «Passeport morgien», un carnet de bons distribué à l’ensemble des ménages et à faire valoir auprès de 73 commerces participants. «Nous allons rééditer l’expérience en 2023, mais plutôt en fin d’année comme suggéré par les commerçants», indique David Guarna.
Autre recommandation: le réaménagement de la rue Louis-de-Savoie pour la rendre plus attractive aux yeux des piétons est dans les tuyaux. L’adaptation des horaires d’ouverture des magasins en fin d’année et durant la semaine également. «Les nocturnes précédant les Fêtes sont désormais étalées sur quatre soirées avec une fermeture à 20h, rappelle David Guarna. La Municipalité est aussi en train d’analyser la possibilité de fermer les boutiques à 19h au lieu de 18h45 actuellement.»
Parmi les suggestions qui n’ont pour le moment pas été retenues, on peut par exemple noter la création d’un fonds de développement commercial dédié spécifiquement au centre-ville. Le bureau de la promotion économique dispose néanmoins d’un budget annuel de 40 000 francs pour mener des actions globales comme la soirée des entreprises ou le «Passeport morgien».
Les zones bleues des quais condamnées
Une nouvelle politique de stationnement sera présentée en 2023. Les zones bleues sur les quais appartiendront au passé, ce que la représentante des commerçants voit d’un mauvais œil.
Si la Municipalité ne désire pas encore révéler les détails de sa nouvelle politique de stationnement qui sera dévoilée courant 2023, la suppression des places gratuites sur les quais semble inéluctable. «Les zones bleues attirent des gens qui tentent la gratuité avant de se résigner à aller dans un parking souterrain, analyse la syndique Mélanie Wyss. Cela crée un trafic inutile que nous voulons éviter. On se dirige donc vers une disparition de ces espaces au centre-ville.»
Une nouvelle qui n’est pas vraiment du goût de la présidente de l’Association des commerçants de la ville de Morges. «Pour moi c’est assez simple, à chaque fois que l’on s’attaque aux voitures, on affaiblit le commerce de détail. La majorité de nos clients viennent de la couronne morgienne et se déplacent en véhicule», affirme Cécile Hussain Khan.
Ce n’est pas la seule mesure qui devrait être intégrée à la nouvelle stratégie. Le tarif des zones blanches sur les quais ou la rue Louis-de-Savoie pourrait passer à 2 francs par heure – contre 1,50 aujourd’hui – afin de s’aligner avec les montants demandés dans les parkings souterrains. Sans ce changement de prix, les automobilistes en quête de gratuité se transformeront simplement en personnes à la recherche d’un emplacement moins cher. Et le trafic engendré demeurera ainsi sensiblement le même.
Reste la question des temps de stationnement autorisés dans les différents secteurs de la commune. Dans le Plan communal des mobilités, on lit qu’à «proximité du centre-ville, à forte densité d’activités, la courte et très courte durée favorise l’accessibilité des clients et visiteurs».
De son côté, la représentante des commerçants aimerait que les gens qui se garent sur la rue Louis-de-Savoie puissent à l’avenir y rester deux heures, contre une aujourd’hui. «Ainsi, ils ne seraient pas trop stressés et auraient le temps, par exemple, de passer à la banque ou chez le coiffeur, puis de faire quelques achats dans les boutiques», estime Cécile Hussain Khan.
Adieu la gratuité
À chaque fois que l’on discute avec des commerçants ou presque, la question des places de parc s’invite dans la conversation. Beaucoup estiment que le nombre d’espaces de stationnement est insuffisant à Morges. Il n’y a d’ailleurs pas que les patrons de magasin qui l’affirment. Je prends le pari qu’au moins une personne sur deux de notre belle région pense qu’il est difficile de trouver un endroit où se garer dans le chef-lieu du district.
Pourtant, lors de plusieurs observations réalisées ces dernières années, on a pu constater que si les quais et la rue Louis-de-Savoie affichent complet aux heures d’affluence, ce n’est pas le cas des ouvrages souterrains. En réalité, les places de parc ne manquent pas à Morges. Si bon nombre de personnes ont l’impression qu’il est difficile d’en trouver au centre, c’est qu’elles cherchent en priorité des emplacements gratuits ou peu chers. Et je dois bien avouer avoir le même réflexe les fois où je prends ma voiture pour m’y rendre. Instinctivement, c’est vers les quais que je me dirige pour décrocher le Graal.
Je comprends tout à fait les commerçants qui craignent l’abolition des places gratuites et l’harmonisation des tarifs au cœur de la ville. Ces mesures envisagées par les autorités me paraissent toutefois bonnes, car elles permettraient plusieurs améliorations pour les Morgiens et les personnes qui fréquentent la Coquette. Avec des prix égaux dans les ouvrages souterrains et à l’extérieur, les automobilistes devraient se garer dans le premier parking qui croise leur route et donc arrêter de tourner dans le centre. Moins de trafic, de bouchons, de bruit, de pollution… les avantages semblent multiples si l’on occulte les francs supplémentaires à sortir de son portemonnaie dans une période de baisse du pouvoir d’achat.
Et, qui sait, la mesure pourrait même profiter à nos petits commerçants, avec un environnement plus attractif attirant davantage de clients. C’est en tout cas ce que je souhaite à ces acteurs essentiels de la vie morgienne.
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