Je rêvais du Nouveau Quotidien, du Journal de Genève ou de 24 heures. Je leur envoyais des piges, de temps à autre. Mais je voulais en vivre. A tout prix: c’était le métier que je voulais faire. Le Graal: une place de stage. Quand un jour, le rêve devint réalité. Ce ne fut ni le Journal de Genève, ni 24 heures, mais… le Journal de Morges. Pour une année. Mais quelle année!
J’ai fait la connaissance du patron, imprimeur, rédacteur en chef, chef de la pub, animateur, GO, et tout ce qu’on peut faire dans un journal: Fernand Trabaud. «Monsieur Trabaud». J’ai découvert les joies de la locale, loin des syndicats. Nous fabriquions le journal à trois. Les jours d’édition, debout à 5 h. Bouclage du journal le matin, portrait d’une nonagénaire à 11 h, assemblée générale de la nautique à midi, vernissage d’un peintre du dimanche à 15 h, quelques articles à écrire, puis Conseil communal à 20 h. Fin de journée à minuit, à Villars-sous-Yens. Une petite journée, en somme.
«Au choeur-mixte, j’ai craqué…»
Un soir, au chœur mixte de Bussigny, j’ai craqué: après une heure, subissant une attaque de paupières, je me suis éclipsé. Discrètement. De toute manière, je dirai que c’était formidable. Et je suis fatigué. Dodo à minuit. Le lendemain, au bureau, vers 6 h 30, M. Trabaud déboule dans mon bureau, en furie: «M. Derder: ce que vous avez fait est IN-AC-CEP-TA-BLE!».
Je ne sais pas qui lui a dit, ni pourquoi il lui a dit. Mais quelqu’un lui a dit. «Ma présence était-elle vraiment indispensable jusqu’à la dernière note?» La réponse m’a troué un tympan: «C’est une question de PRIN-CIPE!» J’ai alors compris que je ne passerai pas ma vie là.
Quelques mois plus tard, je suis parti. Mais aujourd’hui, je me dis que je suis parti trop vite. L’exigence et la discipline journaliste. Le devoir d’écouter. L’humilité. Apprendre à se mettre au service de son interlocuteur. Apprendre à se faire petit, quand on est journaliste, c’est là que je l’ai appris. Mon métier, c’est au Journal de Morges que je l’ai appris. Et ça, je ne l’oublierai jamais.
L’année 1994 fut sans nul doute l’année qui a changé ma vie. Il y a 20 ans. Merci, Monsieur Trabaud »
Fathi Derder, dans notre édition du 21.10.2014