L’accès aux rives du lac, une loi à remous | Journal de Morges
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L’accès aux rives du lac, une loi à remous

L’accès aux rives du lac, une loi à remous

Alors que l’accès aux rives du Léman est inscrit dans la loi, il n’est dans les faits que peu appliqué. Zoom sur le district, qui possède des cas représentatifs de la situation cantonale.

«Le paysage doit être préservé. Il convient notamment de tenir libres les bords des lacs et des cours d’eau et de faciliter au public l’accès aux rives et le passage le long de celles-ci.» L’article 3 de la Loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT) du 22 juin 1979 est on ne peut plus clair. Dans le canton de Vaud, la loi sur le marchepied le long des lacs et sur les plans riverains (LML) est encore plus ancienne (1926) et prévoit que «sur tous les fonds riverains du lac Léman, des lacs de Neuchâtel et de Morat, des lacs de Joux et Brenet, et du lac de Bret, il doit être laissé, le long de la rive et sur une largeur de deux mètres, un espace libre de toute construction ou autre obstacle à la circulation, pour le halage des barques et bateaux, le passage ou marchepied des bateliers et de leurs aides, soit pour tous autres besoins de la navigation ainsi que pour ceux de la pêche».

Des règles limpides qui ne sont pourtant pas respectées. Pour preuve, près de 50 % des 142 kilomètres de berges suisses que compte le Léman sont inaccessibles au public. La raison? Les nombreuses propriétés privées qui bordent le plus grand lac du centre de l’Europe et dont les magnifiques pelouses se fondent amoureusement dans les bras du bleu Léman – pour reprendre les vers de Jean Villard-Gilles – qui délimitent généralement leur parcelle par divers portails et barrières.

Un peu d’histoire

Comment en est-on arrivé là? Les bords du Léman n’ont pourtant pas toujours été une terre d’accueil prisée. Les villages sur pilotis ont été les premiers à les occuper il y a environ 6000 ans, sans que l’on sache s’ils étaient d’ordre pratique (pour du commerce par exemple) ou stratégique (comme lieu de défense). Les villes portuaires romaines comme Nyon ou Lausanne témoignent, elles, de l’importance stratégique du bassin lémanique, considéré comme un véritable carrefour de l’Empire romain.

La colonisation des rives ne se déroule pas de manière continue, mais par phases. À l’époque, on installe même plutôt sur le rivage ce que l’on souhaite tenir à l’écart de l’agglomération, par exemple les scieries, les fours à chaux ou encore les tanneries, qui provoquent certaines nuisances. C’est le XIXe siècle qui sera une période véritablement charnière dans l’évolution de l’occupation des rives. Le romantisme et ce qu’il porte (sensibilité, imagination, émotion) suscitent un intérêt toujours plus grand pour le paysage lémanique. Les aristocrates emménagent alors sur la côte, construisant de grandes propriétés. Ils seront suivis par une grande partie de la population. À cet instant, l’image du rivage insalubre cède sa place aux rives domestiquées.

Le mode de vie joue également un rôle et, au début du XXe siècle, la création de nombreux équipements sportifs et de stations de cure va poursuivre la tendance de popularisation des rives. Le développement des loisirs et l’avènement des congés payés faisant augmenter la demande en espaces publics, également. À tel point qu’à certains endroits on opte pour le comblement du lac. Le quai Lochmann ou le nouveau port de Morges sont de bons exemples.

Au-delà des activités, le bord du lac voit également une grande partie de ses rives allouées à la résidence privée. Le développement des grands pôles d’activités que sont Lausanne et Genève contribue à cette tendance qui verra la population des communes entre Tolochenaz et Mies doubler entre 1960 et 1990, et celle de Préverenges être multipliée par six pour finalement atteindre la conjoncture actuelle où une grande partie des rives n’est pas accessible à tout un chacun.

Combat d’une vie

Cette situation fait bondir Victor von Wartburg, habitant de Mies, qui a fait de la libération des rives son combat. En 2003, il crée l’association Rives publiques qui a pour but «la mise à disposition pour le public d’un espace continu tout au long des lacs et cours d’eau de Suisse». «Ce que l’on constate aujourd’hui sur les bords du Léman est contraire aux lois et jurisprudences en vigueur et à un traitement égalitaire de la population, dénonce-t-il. 99,5 % des gens sont privés d’un accès aux rives et ce n’est pas puni.»

Le problème, c’est que la large majorité de ces propriétés appartiennent à des contribuables aisés et influents que les communes n’osent pas déranger

Victor von Wartburg, créateur de l’association Rives publiques

Celui qui en a fait son combat est d’ailleurs sur le point de lancer une initiative populaire fédérale pour que les contrevenants à la loi soient contraints de subir des sanctions appropriées. «Le problème, c’est que la large majorité de ces propriétés appartiennent à des contribuables aisés et influents que les communes n’osent pas déranger», poursuit l’homme qui aura 80 ans en janvier. Avant d’exemplifier: «Si vous ou moi garons notre voiture un quart d’heure de trop, on prend une amende, mais là, alors que l’on prive les gens d’un lieu public depuis plus qu’un siècle, il ne se passe rien? C’est quand même incroyable dans notre État de droit et démocratie!»

Cas régional

La situation de la région morgienne est représentative de la globalité des rives vaudoises. Ces dernières sont en effet divisées en trois catégories: le côté est (de l’embouchure du Rhône à Lutry) et le côté ouest (de Mies à Saint-Prex) qui ne comptent qu’entre 32 et 38 % de rives accessibles au public. La partie centrale (entre Tolochenaz et Lutry) est elle exemplaire avec 92 % de ses côtes publiques.

Sur les six communes lacustres que compte le district de Morges, quatre sont irréprochables: le chef-lieu, Allaman, Tolochenaz et Préverenges, dont les rives sont 100 % publiques et que les promeneurs peuvent parcourir sur toute leur longueur. Cela représente 6,6 kilomètres sur les 16,4 totaux. Derrière, Saint-Prex (25% des rives possèdent un cheminement public) et Buchillon (7%) sont loin de leurs voisines précitées. Les propriétés privées y sont bien plus nombreuses. On dénombre une huitantaine de parcelles avec un accès direct au lac.

Exception morgienne

Si l’intégralité des rives de Morges est publique, il y a un tronçon qui ne longe pas réellement le lac. Il s’agit de la centaine de mètres vers la piscine qui oblige les promeneurs à contourner l’infrastructure. Mais ce qui fait figure d’exception sera bientôt de l’histoire ancienne. La Municipalité prévoit en effet de réaliser un chemin piéton afin de relier la plage de la Cure d’Air au port du Petit-Bois. De plus, les rives étant accessibles depuis bien longtemps, c’est désormais la question des accès au lac et à la baignade qui occupe l’Exécutif. La preuve que l’évolution de la thématique se poursuit et s’adapte à l’époque.

La parole aux communes

En 2000, le Canton s’est doté d’un plan directeur afin d’encourager les communes à rendre leurs rives au public. Sans trop de réussite pour l’instant.

Rédigé en 2000, le Plan directeur cantonal des rives vaudoises du lac Léman (PDLéman) débute ainsi: «C’est un vieux rêve que de pouvoir se promener librement, accompagné ou solitaire le long des rives du lac Léman!» Un rêve que l’État de Vaud tente de réaliser en proposant pour chaque commune du canton une fiche de coordination présentant des objectifs, ainsi que les mesures à prendre pour les atteindre. Ainsi, on peut par exemple lire dans les objectifs de la Commune de Buchillon: «Réaliser la liaison piétonne entre Tête Carrée et Les Etaloges» et en mesure à prendre: «Lancer les études permettant de définir l’assiette du cheminement riverain, en tenant compte des différentes variantes possibles.»

Mais à la suite, une phrase interpelle: «La réalisation de ce tronçon est laissée à l’appréciation de la Commune.» Une note confirmée par le syndic de Saint-Prex, Stéphane Porzi: «Ces mesures ne sont pas contraignantes. Chaque Commune peut décider de se lancer ou pas.»

Pas de plainte

Élue à la syndicature de Buchillon en 2021, Claudine Gerardi Zürcher assure que «depuis le début de la présente législature, la Municipalité n’a pas été interpellée concernant la problématique de l’accès aux rives du lac» et que «cet objet ne figure pas au programme de la législature 2021-2026». Le collège buchillonnais préfère mettre l’accent sur les chemins piétonniers forestiers, puisqu’il prévoit la création d’un parcours didactique et ludique dans les bois communaux.

À Saint-Prex, le syndic se dit partagé sur la nécessité ou non de posséder des chemins piétonniers sur l’intégralité des rives lémaniques. «Je comprends que si tout le monde construit jusqu’au bord du lac, condamnant ainsi tous les accès, ça ne va pas. Mais après, je me mets à la place des propriétaires qui ont acheté leur parcelle il y a très longtemps. Avant, ça puait la vase, il y avait plein de moustiques et personne ne les voulait. Maintenant, tout le monde trouve ça génial et on veut se promener devant les propriétés des gens. Qu’on l’interdise maintenant, d’accord, mais on ne peut pas demander à ceux qui sont là depuis très longtemps d’accepter un défilé de promeneurs dans leur jardin.» Tout en assurant que «le fait que ce soit de gros contribuables n’est pas le souci», le chef de l’Exécutif s’interroge: «Est-ce qu’on a besoin de pouvoir faire tout le tour du lac? Moi je ne pense pas.»
Dès lors, Stéphane Porzi estime que le compromis de son village est acceptable pour le plus grand nombre. «Toute la partie jusqu’à Buchillon est accessible, mais de l’autre côté ce n’est pas le cas. Je trouve que c’est un bon deal, d’autant plus que l’on possède quatre plages qui offrent un superbe accès au lac à nos citoyens.»

Peu importe donc que seul un quart des rives saint-preyardes soit accessible puisque l’accès au lac est assuré via les plages pour le plus grand nombre, «même résidant ailleurs», précise le syndic. Avant de conclure: «Pour moi, la voie verte sur la RC1 est une plus grande priorité que passer au bord du lac.»

Evelyne Erb, municipale à Allaman

À Allaman, les rives du lac ne sont pas privatisées. Par contre, elles sont accessibles en l’état, pas aménagées non plus. Avec une grande plage naturelle, une roselière qui accueille des oiseaux migrateurs, des forêts, et l’embouchure de l’Aubonne, notre enjeu est d’accueillir au mieux les activités récréatives tout en préservant et en respectant notre patrimoine naturel. Pour le reste, nos rives très fréquentées, surtout l’été, génèrent un trafic difficilement contrôlable. Nous avons affaire au problème de gestion de la circulation et du parking.

Andreas Sutter, syndic de Tolochenaz

La particularité tolochinoise est de ne posséder que 30 mètres de rives, le reste des parcelles situées sur le territoire de la commune appartenant à la Ville de Morges. Les gens sont souvent étonnés de savoir qu’il y a le lac à Tolochenaz. On souhaite connecter notre population avec le bord du lac, tout en évitant de devenir un «Préverenges 2» bondé l’été et ne sachant plus où parquer. À titre personnel, je suis pour que l’intégralité du pourtour du lac soit publique, car, moi non plus je n’aime pas me retrouver face à un portail et devoir remonter jusqu’à une route pour poursuivre mon chemin.

Guy Delacrétaz, syndic de Préverenges

À Préverenges, nous sommes bénéficiaires d’une situation héritée qui est celle de n’avoir aucune propriété privée allant jusqu’au Léman, ce qui ne pose évidemment pas de problème de négociation avec des propriétaires. Le bord du lac est une zone de protection de la nature. De ce fait, il n’appartient pas à la Commune mais au Canton. Quant à la question générale, de mon point de vue en tant que simple citoyen, avoir un accès aux rives du lac est un droit. Qui plus est un droit inscrit dans la loi, et la loi, ça se respecte.

«Objectivement, c’est injuste»

Habitant Saint-Prex depuis presque 60 ans, Jean-François Perrin a vécu l’installation d’un cheminement public sous ses fenêtres. Il raconte.

À 85 ans, l’ancien juriste et professeur de droit maîtrise bien le sujet des accès au lac puisqu’il vit juste à côté, presque dessus. «L’espace entre la façade de ma maison et le lac doit être de 2-3 mètres. Mes enfants pouvaient jeter leur ligne de pêche depuis le balcon», explique-t-il. Mais au tout début des années 2000, la Municipalité décide de mettre en place un cheminement piétonnier le long du Léman, permettant de relier la plage du Chauchy et celle du Coulet. Un projet auquel Jean-François Perrin s’oppose immédiatement. «D’abord, je ne savais pas ce qu’ils voulaient faire et puis je trouvais complètement incompréhensible qu’ils réalisent un passage de ce côté-ci et pas de l’autre en direction de Morges. C’était absurde. Et ça l’est toujours.»

Le Saint-Preyard se battra jusqu’au Tribunal cantonal avant de chercher une alternative. «Je leur ai soumis l’idée de construire une parcelle entièrement sur le lac, détournant ainsi ma propriété.» Une proposition qui a séduit les autorités et permis la création du cheminement public après deux ans de négociations.

Étonné en bien

Depuis plus de vingt ans, Jean-François Perrin voit donc déambuler de nombreux badauds juste sous ses fenêtres. «Très honnêtement, je suis étonné en bien, assure-t-il. La promenade est magnifique, les passants me saluent et c’est un avantage pour moi lorsque je vais me balader, je pars directement de chez moi. Ma seule déception, c’est que cette solution n’ait pas été poursuivie jusqu’à Morges. C’est inadmissible.»

Le propriétaire regrette que les personnes, souvent aisées, possédant des parcelles refusent d’y voir un sentier public. «Objectivement, c’est une injustice. Ce n’est pas normal que certains qui pèsent suffisamment lourd au niveau fiscal aient ce privilège d’empêcher le passage des gens à des endroits magnifiques. Ils paient assez cher pour qu’on ne les embête pas.»
Le Neuchâtelois d’origine tempère néanmoins: «Si on réalisait ce sentier jusqu’à Morges, il y aurait surement le double de population qui l’emprunterait et ça deviendrait un boulevard.» Mais l’octogénaire de conclure: «Personnellement, j’ai la conscience tranquille. Je suis en faveur d’un accès public aux bords du lac et j’ai même œuvré dans ce sens. C’était une question de morale.»

Initiative cantonale en cours d’étude

L’an dernier, une initiative «Pour un accès public aux rives des lacs vaudois» était déposée au Grand Conseil par un certain Vassilis Venizelos, aujourd’hui conseiller d’État.

En septembre 2021, Vassilis Venizelos, alors député vaudois, dépose au Grand Conseil une initiative demandant «un accès public aux rives des lacs vaudois» et visant «à fixer un cadre clair en matière d’aménagement des rives». Plus d’un an après, il est désormais conseiller d’État en charge notamment du département de l’environnement. De quoi accélérer la procédure? «Cette initiative ne m’appartient plus à présent, sourit-il. Une commission l’a étudiée, le rapport est en cours et le débat en plénum devrait pouvoir se tenir dans le courant de l’année 2023. Je m’en réjouis, mais vous imaginez bien que je ne peux pas préjuger de la position du Conseil d’État sur cette initiative tant qu’elle n’a pas été mise en discussion.»
Le ministre reste néanmoins sensible à cette thématique. «Dans le cadre de mes fonctions, lorsqu’une servitude de passage publique est inscrite au registre foncier, je demande à mes équipes de vérifier que le chemin soit effectivement accessible et libre d’obstacle», détaille-t-il.

De plus, il mise sur un projet à venir concernant la planification stratégique de revitalisation des rives lacustres. «L’objectif est d’identifier les tronçons de rives qui doivent être renaturés en priorité. Et dans le cadre de cet exercice, la problématique d’accessibilité aux rives est intégrée systématiquement en s’appuyant sur le travail déjà fait dans le Plan directeur des rives.»
Un plan de plus de vingt ans qu’il serait bon de remettre à jour? «Il est toujours d’actualité, car une série de mesures qui ont été identifiées mériteraient d’être mises en œuvre. L’objectif est désormais de le faire en s’appuyant sur chaque opportunité de renforcer l’accessibilité aux rives. On a des outils, à l’image de la stratégie de revitalisations des rives lacustres, donc c’est une bonne chose.»

Point de vue - Une question pas si simple

J’imagine que, tout comme moi, vous appréciez vous balader au bord du lac. Quoi de plus énervant alors que de se retrouver nez à nez avec un portail nous forçant à rebrousser chemin. En me plongeant dans ce dossier, j’ai réalisé qu’en plus d’être agaçant, le fait d’obstruer le passage est illégal… depuis 43 ans, voire même presque 100 ans si on se base sur la loi sur le marchepied. On se demande alors comment une telle aberration peut être possible. Et puis on se souvient qu’en Suisse, et spécialement sur la Côte, on apprécie que de riches contributeurs s’installent dans nos villages, soulageant la charge financière des communes par un apport fiscal bienvenu. Mais quid de la population lambda à qui appartient ladite région et qui s’y promène tous les week-ends – à la différence de certains propriétaires aisés qui ne mettent parfois jamais les pieds dans leur maison aux pieds dans l’eau? Il est temps d’empoigner cette question compliquée qui traite avant tout d’inégalités entre ceux qui ont les moyens de s’acheter une tranquillité et le reste, qui ne peuvent se payer que le luxe d’un joli paysage au bord de l’eau.

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