Il y a vingt ans, la galère découvrait la liberté
Le 23 juin 2001, la galère «La Liberté» était mise à l’eau devant plus de 30 000 personnes. Retour sur une aventure incroyable avec les acteurs principaux.
Il y a des journées et des événements qui marquent toute une région, voire une génération. Ce fut le cas de ce 23 juin 2001 aux alentours de 16h30, lorsque 30 000 personnes – soit le double de la population de la ville! – ont applaudi la mise à l’eau de «La Liberté». L’aboutissement d’un concept social et de dizaines de milliers d’heures de travail pour plus de 650 chômeurs ayant participé à sa construction.
Deux décennies plus tard, les principaux acteurs de ce scénario ravivent leurs souvenirs de ce qui fut une aventure unique et inoubliable.
Hirt le fou
À l’origine, il y a la crise économique des années 1990 qui a spécialement frappé le secteur de la construction. «Les ouvriers se sont pratiquement tous retrouvés sans emploi ou renvoyés à la maison pour les nombreux saisonniers, se souvient Jean-Pierre Hirt, initiateur du projet. C’était du jamais vu depuis la dernière guerre, le chômage touchait 14 à 16% de la population.»
Une situation qui pousse celui qui est alors secrétaire syndical à Vevey à se pencher sur une solution pour redonner du travail à ces ouvriers laissés sur le carreau. «Je me suis toujours intéressé à ce qui se passe sur le lac, raconte Jean-Pierre Hirt. Je connaissais l’histoire des galères et je me suis dit: pourquoi ne pas créer la pièce manquante du Léman?» À l’évocation de ce souvenir, Eric Voruz, syndic de Morges entre 1994 et 2008, rigole: «Quand, à l’union syndicale vaudoise, il nous a annoncé qu’il fallait construire une galère pour lutter contre le chômage, on lui a répondu ‘‘Vas-y toujours Jean-Pierre’’. Je ne pensais alors pas me retrouver aux premières loges.»
Nous sommes au début des années 1990 et le projet est d’abord envisagé à Vevey et sa place du marché. Un lieu idéal selon le secrétaire syndical. «Mais avec la Fête des Vignerons prévue en 1999, ce n’était pas possible. Nous savions d’avance que le chantier tel que nous l’imaginions ne serait jamais terminé. Il fallait donc trouver une autre solution.»
Jean-Pierre Hirt fait alors le tour du lac dans le but de dénicher un emplacement qui pourrait accueillir ce qui n’était encore qu’un projet fou. «Quand j’ai vu la place de la Blancherie, je me suis tout de suite dit qu’elle était faite pour. C’est comme ça que j’ai contacté Eric.»
Accueil morgien
«Je me souviens très précisément d’une séance du Conseil communal, un peu avant que Jean-Pierre ne m’approche. On m’avait demandé ce que la Municipalité comptait faire pour combattre le chômage, raconte Eric Voruz. Comme si nous pouvions le stopper par notre seule bonne volonté. Et bien la séance suivante le collège municipal a pu présenter ce projet de galère.»
C’est à l’unanimité que l’exécutif a accepté de prêter la place de la Blancherie et autorisé la construction du hangar. Le périple pouvait vraiment démarrer en 1995. «Le chantier du hangar était déjà une aventure à lui seul, sourit Jean-Pierre Hirt. Certaines personnes pensaient que nous construisions la galère à l’envers et que nous allions la retourner ensuite.»
Il faut dire qu’avec ses 60 mètres de long, 18 de large et 10 de haut, la structure donnait le ton des travaux pharaoniques qui allait se dérouler pendant six ans en terre morgienne. «Les ouvriers sans emploi que nous engagions pouvaient oeuvrer durant six mois renouvelables et être payés par la caisse de chômage, explique Jean-Pierre Hirt. Nous étions reconnus comme entreprise d’occupation de chômeurs et la confédération finançait deux ou trois postes à temps plein pour gérer tout cela.»
Au final, ce sont précisément 652 ouvriers qui se sont succédé dans cette aventure unique, sur un chantier en tout temps ouvert au public. «C’était une ambiance très particulière», se souviennent de concert Eric Voruz et Jean-Pierre Hirt.
Extraordinaire!
Au moment d’évoquer le Jour J, celui de la mise à l’eau, les yeux de nos interlocuteurs pétillent. «C’était juste extraordinaire, lâche simplement Jean-Pierre Hirt. On s’attendait à voir des gens, mais évidemment pas autant. À ce moment-là, nous nous sommes dit que nous avions gagné notre défi.»
Sur le pont du bateau, Eric Voruz a lui aussi savouré le bain de foule d’une journée chargée d’émotions. «Il a fallu abattre un travail de titan en termes de sécurité, je me souviens que la police n’était pas tout à fait tranquille, sourit-il. Mais je revois ces centaines d’embarcations sur le lac et cette effervescence. On m’en parle encore aujourd’hui.»
Si cette aventure en tous points exceptionnelle n’est pas terminée (lire ci-contre), le syndic morgien de l’époque tient à conclure en rappelant l’essence même de ce projet hors-norme de relance économique et sociale. «J’ai peur qu’on ait trop vite oublié la raison pour laquelle cette galère a été réalisée. Ce n’était pas juste une envie extravagante pour notre bon plaisir, mais bel et bien une aide pour les plus faibles qui ont pu se reconstruire grâce à ça.»
Un nom tout trouvé
Lorsqu’on demande à Jean-Pierre Hirt d’où lui est venue l’idée de nommer ce navire «La Libérté», il répond comme une évidence: «En cherchant ce qui s’était construit autour du lac, j’ai trouvé les fiches d’une barque qui aurait dû être construite en France. Son nom aurait dû être La liberté je l’ai proposé». Et l’initiateur d’ajouter avec une pointe d’émotion: «Et le symbole de ce nom est tellement fort pour les chômeurs qui ont retrouvé leur liberté grâce à ce chantier. C’est le meilleur mot du monde et il parle à tous».
«J’aime bien les projets délires»
Bob van Mell fait partie des personnes qui ont participé à la construction de la galère. Il évoque cette expérience dont il garde un bon souvenir.
«J’aime bien m’enfiler dans des projets un peu délire. Même si souvent, on se demande dans quelle galère on s’est embarqué», rigole Bob van Meel. Aujourd’hui à la tête de son propre chantier naval à Lavigny, il est de ceux qui ont permis à «La Liberté» de voir le jour il y a 20 ans. «Je suis arrivé sur le chantier peu après le début de l’aventure, confie-t-il. À l’époque, je revenais d’un voyage et n’avais pas de job. J’ai donc été enrôlé en tant que chômeur. Puis, comme je suis constructeur de bateaux de métier, j’ai obtenu un emploi fixe sur le projet.»
De cette expérience, il garde un beau souvenir: «L’ambiance était très sympa. Il y avait des gens de tous les horizons. On a eu de bonnes parties de rigolade et de chouettes amitiés sont nées. On se voit même encore avec certains copains.»
Sur le chantier, Bob van Meel découvre un formidable pôle de compétences: «Il y avait plein de corps de métiers différents. Du gars qui venait d’une fonderie aux électriciens en passant par les ingénieurs, on arrivait bien à se compléter. Pour moi qui avais la trentaine, cela a également été l’occasion d’apprendre de certains collègues plus expérimentés.»
Challenges
Bob van Meel se souvient aussi des nombreux challenges qu’impliquait la réalisation d’une galère. «Il y avait beaucoup de contraintes liées par exemple au bois ou à la pose des moteurs, explique-t-il. Ce côté technique est un des aspects qui m’intéressait. Cela m’a permis d’enrichir mon bagage professionnel, car c’était de la construction navale, même si elle n’était pas traditionnelle. Certains étaient d’ailleurs farouchement opposés à cette embarcation. Ils disaient qu’elle n’avait rien à faire sur le lac Léman puisqu’il n’y en avait jamais eu des comme ça. Je crois que c’est toujours ainsi lorsque l’on essaie de faire quelque chose de novateur et différent, cela peut choquer et surprendre.»
Concernant l’avenir du bateau, Bob van Meel se montre un peu moins enthousiaste: «Il faut avouer que l’exploitation du bateau a été un peu un flop. Et je ne suis pas très optimiste pour le futur. J’espère vraiment que les responsables vont réussir à trouver un ponton, car il y aurait un projet très sympa à réaliser.»
Par Raphaël Cand
«Un challenge exceptionnel»
Géomètre en charge de veiller au bon déroulement des opération de mise à l’eau, Daniel Mosini se souvient de cette incroyable journée.
Vingt ans plus tard, il s’en souvient comme si c’était hier. Même le bleu du ciel marque encore sa mémoire. Il faut dire que Daniel Mosini, actuel syndic de Saint-Prex et géomètre avait une lourde responsabilité. «L’armée avait monté deux pontons en métal et je devais en temps réel contrôler la déformation des pieux causée par le poids de la galère», raconte-t-il. En cas de problème, la décision de stopper la manœuvre lui serait revenue. «J’aurais pu tout arrêter d’un signe de la main. Mais nous étions tous très confiants dans nos calculs, assure Daniel Mosini. Tout avait été testé. La principale inquiétude résidait dans une panne d’une batterie ou un défaut d’outillage qu’il aurait soudainement fallu remplacer.»
L’équipe en charge avait donc dû prévoir au mieux les éventuels «pépins», en envisageant entre autres du matériel de réserve au cas où. «Il avait fallu anticiper la foule en apportant énormément de choses en amont. Car le Jour-J, plus rien n’était accessible. Nous n’aurions jamais imaginé voir autant de monde. Je pense que mon expérience militaire m’a bien aidé dans cet exploit», sourit celui qui fut Lieutenant-Colonel à l’armée. C’est d’ailleurs son bataillon qui a été en charge de la construction des deux pontons.
Quant à savoir si le géomètre a tout de même pu profiter de l’événement, il affirme que oui. «Je me souviens surtout de la bière qui a suivi, lance-t-il. Nous nous sommes tous retrouvés pour trinquer, les ingénieurs, le divisionnaire et tous les différents partenaires, c’était formidable et nous étions tous satisfait que la manœuvre se soit déroulée sans aucun accroc.»
Si, depuis, Daniel Mosini a fait face à de nombreux chantiers compliqués, il garde une place toute particulière pour la galère dans sa mémoire. «C’était un challenge exceptionnel dans une vie de géomètre, confie-t-il. Une expérience parmi les plus spectaculaires que j’aie pu vivre.»
Galère en chiffres
Quel avenir pour le navire?
Entre 2002 et 2017, «La Liberté» a accueilli à son bord plus de 120 000 personnes. Des mariages, des sorties, des banquets entrecôte-frites ont fait le succès de son exploitation. Mais depuis trois ans, elle patiente desespérément vide au large de Morges. Le président de l’Association lémanique Galère «La Liberté», Jean-Marc Lavanchy, fait un point de situation.
Où en est la galère aujourd’hui?
Je dirais que l’histoire se répète. On se trouve actuellement dans une situation assez semblable à celle de l’époque où elle a été construite. On vit actuellement un contexte économique difficile. Il y a énormément de défis à résoudre pour pouvoir reprendre l’exploitation de ce navire et il faut les réaliser les uns après les autres.
Pourquoi l’exploitation s’est-elle arrêtée en 2017?
La Blécherette, qui gère les autorisations de naviguer devait expertiser le bateau pour savoir si oui ou non les conditions de sécurité permettaient d’accueillir des visiteurs. Mais pour passer cette expertise, il y avait de nombreux travaux à faire et nous n’avions pas les fonds. Mais en 2019, nous avons pu sortir le navire de l’eau et ainsi renouveler l’autorisation de flotter. Ce qui est une base indispensable pour planifier les travaux et la reprise de l’exploitation.
Quels sont les prochains défis à accomplir?
Nous avons réalisé un audit qui nous a permis de définir un business plan. Celui-ci est reconnu, viable mais implique la construction d’un ponton. Nous sommes donc actuellement à la recherche d’une commune qui comprendrait l’intérêt d’accueillir «La Liberté». Nous avons une liste de plusieurs localités envisageables du point de vue technique et environnemental sur la Côte et, une fois les nouvelles autorités installées, nous irons les rencontrer pour présenter notre projet.
En 2018, on parlait de la couler. Est-ce une option envisageable?
Non. Cela serait extrêmement coûteux. D’autre part, du point de vue environnemental, on ne peut pas simplement couler le bateau et le laisser au fond du lac. Il faudrait le tronçonner et le mettre en décharge. Mais ce serait un immense gâchis, nous sommes résolument déterminé à sauver ce magnifique projet. Aujourd’hui, nous sommes optimistes et de nombreuses options sont envisageables. Ce serait d’ailleurs un joli clin d’oeil que, pour ses vingt ans de navigation, un nouveau chapitre s’ouvre et que l’histoire continue.
Point de vue
Je ne sais même plus si j’y étais, ou si je confonds avec la fois où mes grands-parents m’avaient emmené visiter le chantier. Il faut dire que j’avais moins de dix ans à l’époque. Mais je me rappelle précisément que l’on m’avait expliqué que c’était pour redonner du travail à des gens que ce projet avait été pensé. Et je trouvais ça bien, moi. J’estimais même un peu injuste le fait que mon papa menuisier ne puisse pas aussi y participer…
Vingt ans après, l’effervescence de cette journée de mise à l’eau semble bien loin. Les 45 000 personnes qui s’étaient déplacées durant le week-end (l’équivalent d’une foule lors d’un soir de Paléo quand même!) doivent forcément en garder un souvenir exceptionnel, mais bien enfoui dans leur mémoire. Alors que cette galère est, elle, toujours là, présente aux abords de la Coquette. Je ne sais pas si vous avez le même réflexe que moi, mais à chaque fois que je me promène le long des quais, je la scrute, juste histoire de voir qu’elle est toujours là, que ces dizaines de milliers d’heures de travail qui ont permis à tant d’ouvriers de retrouver leur propre liberté n’ont pas été vaines.
Mais alors que l’on sort d’une pandémie, que la crise économique frappe à nouveau différents secteurs, ne devrait-on pas se souvenir aujourd’hui encore plus qu’hier du symbole que représente cette «Liberté»? Ce n’était pas simplement un projet pour se montrer, pour placer Morges sur la carte ou pour bomber le torse en criant cocorico, c’était une action sociale, une main tendue pour ceux qui en avaient besoin à ce moment-là. Des chômeurs, il y en a, et il y en aura malheureusement toujours alors pourquoi ne pas, une fois les différents défis relevés, recommencer à exploiter cette galère avec eux? Pour que «La Liberté» puisse continuer de voguer et cesse de ramer.
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