Un génie morgien entre dans l’histoire | Journal de Morges
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Un génie morgien entre dans l’histoire

Un génie morgien entre dans l’histoire

Alexandre Yersin (1863-1943) en 1892 à Nha Trang (Annam) pendant sa première exploration. Photo: Institut Pasteur

Alexandre Yersin est une des personnes les plus extraordinaires nées dans la région. Partez à sa rencontre.

Pour certains, il n’est qu’une rue de Morges ou un buste croisé dans les couloirs de l’hôpital. Pour d’autres, il est celui qui a découvert le bacille de la peste ou le sujet d’une exposition à la Fondation Bolle – on profite de la remercier pour le prêt de précieux documents dont nous nous sommes inspirés. Ce qui est sûr, c’est que la vie du Dr Alexandre Yersin ne peut se résumer en quelques lignes. Médecin, botaniste, navigateur, explorateur, éleveur, cartographe, ethnologue, espion, astronome, météorologue, microbiologiste, agronome… cet enfant de la région était un homme aux multiples talents.

Un génie qui fit ses premiers pas dans notre district. Né à Aubonne le 22 septembre 1863, il déménage la même année à Morges en compagnie de sa mère Fanny ainsi que de sa sœur Emilie et son frère Frank. Il passe son enfance à l’actuelle rue de Lausanne 11, dans un pensionnat de jeunes filles dont sa mère est directrice.

Son père, il ne le connaîtra jamais. Jean-Marc-Alexandre décède en effet trois semaines avant sa naissance. S’il est aujourd’hui moins célèbre que son fils, ce professeur au collège de Morges et intendant de la poudrerie fédérale à Aubonne était un scientifique reconnu et probablement un exemple à suivre aux yeux d’Alexandre.

Un ado curieux

Jeune, le futur docteur est très curieux de ce qui l’entoure. Durant des vacances près de Morat en 1878, par exemple, il trouve des pilotis lacustres et tout autour des débris d’amphores, des cornes de cerf, l’os du genou d’un auroch, des os de sanglier ou de chèvre. «Tu peux comprendre combien j’en ai été fier», écrit-il à sa sœur.
Du côté de la Coquette, il fuit les jeunes filles du pensionnat qu’il nomme les «guenons» pour partir à la découverte de la nature. ll s’essaie à la pêche ainsi qu’à la navigation. Et chasse les insectes, marchant ainsi sur les traces de son père dont la collection est aujourd’hui au Muséum d’histoire naturelle de Genève. Il fréquente également la paroisse de l’Église libre, installée à la chapelle des Charpentiers, et est entouré par des personnalités qui lui donnent de précieux conseils quant à son avenir professionnel, comme les docteurs Ferdinand Jaïn et Jean-Marc Morax.

C’est à l’âge de 21 ans qu’Alexandre Yersin quitte les rives du Léman. Il n’y reviendra qu’à de rares occasions. Le reste de sa vie, il le passera surtout en Asie. C’est là-bas que le 24 juin 1894, le Morgien fait une découverte qui inscrira à jamais son nom dans l’histoire. Envoyé à Hong Kong pour y étudier la peste – l’épidémie y fait alors 40 décès par jour – il identifie le bacille qui cause la maladie et sera baptisé «Yersinia pestis» en son honneur. «J’ai déjà pu étudier une douzaine de cas et il ne m’a pas été difficile de trouver le microbe qui pullule dans le bubon, dans les ganglions lymphatiques, la rate, écrit-il à sa mère. Il tue les souris, les cobayes, avec les lésions de la peste; je le retrouve toujours; pour moi il n’y a pas de doute.» Le 1er octobre de la même année, le Morgien est décoré de la Légion d’honneur pour services exceptionnels rendus en Indochine.

S’il vit des aventures incroyables de l’autre côté du globe (voir pages suivantes), Alexandre Yersin n’oublie pas pour autant ses origines, comme l’explique l’écrivain René Morax dans la Gazette de Lausanne en mars 1943, quelques jours après le décès du médecin à son domicile de Nha Trang, dans l’actuel Vietnam: «Je n’ai pas souvenir qu’il ait fait un long séjour à Morges. Non pas qu’il se désintéressât de son pays, dont il cherchait à retrouver le souvenir en Indochine. Une année, il commanda tout un jeu de cloche pour son troupeau de vaches à Nha Trang. Il se réjouissait de retrouver le carillon des Alpes en Asie.»

Avant de conclure: «Morges, la petite ville de F.A. Forel et d’Auguste Forel, de Charles Dufour, peut être fière d’avoir donné le jour à un savant et un grand honnête homme, dont l’œuvre a été utile à l’humanité entière, et la vie, un exemple d’activité, d’énergie et d’entier désintéressement. Le nom du Dr Alexandre Yersin est de ceux qui illustrent leur patrie.»

Les mille vies d’Alexandre Yersin

Étudiant voyageur et travailleur

«Je bûche», voilà une formule utilisée souvent par Yersin durant ses années d’études. Bourreau de travail, il fréquente le collège de Morges de 1872 à 1881, puis reçoit son diplôme de bachelier ès-lettres à l’Académie de Lausanne. Il s’oriente ensuite vers des études de médecine et suit une première année propédeutique dans la capitale vaudoise, avant de partir pour Marburg en Allemagne où il arrive le 15 octobre 1884, après deux jours de train. Il y passera sa deuxième année de formation.

C’est à ce moment qu’il commence à envoyer des lettres à ses proches – environ 1000 ont été retrouvées – dans lesquelles il raconte son quotidien. Notamment les premières opérations qu’il observe: «Une femme avait une tumeur à un pied et une grosseur à une jambe; on l’a endormie, puis le docteur a commencé par arrêter la circulation dans la jambe au moyen d’un solide bandage et ensuite a saisi son bistouri et commencé à tailler. J’ai vaillamment regardé tout le temps; au fond c’est moins terrible qu’on se l’imagine.»
Au travers de ses écrits, on découvre quelques facettes de la personnalité d’Alexandre Yersin, génie solitaire. «Tu connais mon caractère, peut-on lire dans une lettre adressée à sa mère le 7 décembre 1884. Je suis, à ce que je crois, plutôt réservé et garde un peu mes sentiments pour moi.» Le jeune homme de 21 ans confie également son aversion pour les bals et autres fêtes: «J’ai été invité à une “kneipp” d’étudiants. Je n’ai pas pu refuser, quoique j’en aie eu bien envie. Le liquide était du vin. À 21h30, il n’y avait plus que deux étudiants ayant leur bon sens. Je me suis éclipsé prétextant que j’avais oublié ma clé (ce que j’avais fait exprès).»

Illumination

C’est à Paris que le savant continue sa formation. Il s’y installe le 27 octobre 1885. Sa mère lui envoie régulièrement du beurre et, dix jours après son arrivée, il décroche une place de préparateur à l’Hôpital Hôtel-Dieu. Avant de faire la connaissance du Dr Louis Pasteur en personne et de son bras droit Emile Roux en avril 1986. Dans les archives du Journal de Morges, il est expliqué que Yersin rencontre le Dr Roux après s’être blessé lors de l’autopsie d’un individu mort de la rage. Il se serait alors rendu au laboratoire de celui qui deviendra son mentor. Ce dernier lui aurait inoculé le sérum antirabique découvert par Pasteur. On ne trouve toutefois pas trace de cette histoire dans ses lettres…
Reste que Roux fait de Yersin son préparateur personnel et le prend sous son aile. Ensemble, ils isoleront notamment la toxine diphtérique. En parallèle, le Morgien poursuit ses études et est affecté comme externe à l’Hôpital des Enfants-Malades. Le 26 mai 1988, il soutient sa thèse de doctorat qui lui vaut la médaille de bronze de la Faculté de médecine de Paris. À 25 ans, Yersin s’est déjà fait un nom et une grande carrière s’offre à lui dans la Ville lumière. Mais le Vaudois a des envies d’ailleurs…

De multiples casquettes

Espion en Allemagne

En juin 1888, Yersin est envoyé à Berlin par Emile Roux en mission d’espionnage chez le Dr Robert Koch. Un cours de «microbie technique» doit être créé à l’Institut Pasteur de Paris. Et comme un programme similaire existe déjà de l’autre côté du Rhin, le Morgien – qui a vécu en Allemagne et connaît la langue – est chargé d’en évaluer le contenu. Le 17 juin, il écrit à sa mère: «Au laboratoire, nous avons commencé la deuxième partie du cours qui comporte l’étude des microbes pathogènes. On nous a déjà parlé du charbon, du choléra, de la tuberculose et de l’œdème malin. Tous ces sujets sont traités bien sommairement. Je crois qu’il ne nous sera pas difficile de faire mieux à Paris, mais il y aura toujours un gros travail à faire pour préparer le premier cours.» Yersin fera finalement parvenir à Roux des rapports très détaillés sur le cours, ainsi qu’un plan des laboratoires du Dr Koch, qui sera utilisé pour en réaliser une copie conforme dans la capitale française.

Amateur de nouvelles technologies

L’écrivain René Morax décrit Alexandre Yersin comme un homme qui «vouait toute son attention à tous les progrès de la science». Il eut la première lunette astronomique du Sud-est asiatique, ainsi que la première automobile! Il achète une 5CV à Léon Serpollet, qui lui est livrée à Nha Trang en juillet 1901. Le 14, il écrit à sa mère: «J’ai pu m’apercevoir que nos routes sont bien mauvaises, surtout lorsqu’il vient de pleuvoir, mais j’ai pu cependant me débrouiller et faire sans trop d’avaries 310 km en trois jours, à la vitesse moyenne de 20 km/h.» Yersin est aussi un des premiers à avoir un poste émetteur-récepteur privé. «J’entends très bien Bordeaux toutes les nuits à 3h du matin; ce poste radio donne d’abord l’heure, puis un communiqué de presse résumant les nouvelles de la journée; je n’arrive pas encore à tout entendre car il faut une très grande habitude pour bien lire au son», écrit-il à sa sœur en 1922. Onze ans plus tôt, il renonce à faire l’acquisition d’un aéroplane parce que «ces instruments ne sont encore que des jouets dangereux et forts chers». Cela ne l’empêchera pas de faire régulièrement le trajet entre l’Europe et l’Asie à leur bord. Il fit d’ailleurs partie des passagers du dernier avion d’Air France quittant Paris à destination de Saigon avant l’invasion allemande en 1940.

La médecine, un sacerdoce

«J’ai beaucoup de plaisir à soigner ceux qui viennent me demander conseil, mais je ne voudrais pas faire de la médecine un métier, c’est-à-dire que je ne pourrai jamais demander à un malade de me payer pour les soins que j’aurais pu lui donner. Demander de l’argent pour soigner un malade, c’est un peu lui dire: la bourse ou la vie! Voilà les idées qui ne sont pas, je le sais, partagées par tous mes confrères, mais enfin ce sont les miennes, et j’aurai bien de la peine à les abandonner.»

À la découverte de l’inconnu

Son désir de parcourir le globe, Yersin l’évoque dans ses lettres en 1889, quelques mois après un voyage en Normandie durant lequel il tombe «amoureux» de la mer. «Je profite peu de Paris, le théâtre m’ennuie, le beau monde me fait horreur, et cependant ce n’est pas une vie que de ne pas bouger. Quant au mariage, je n’y veux pas songer avant plusieurs années encore. J’aurais besoin de courir un peu le monde, de remuer.»

En février 1890, il annonce à sa mère qu’il «demandera à M. Pasteur un congé d’un an à partir d’automne et s’engagera comme médecin auxiliaire des Messageries Maritimes avec traitement de 200 francs par mois plus logis et nourriture». Il embarque donc de Marseille le 21 septembre à destination de Saigon, qui fait alors partie de l’Indochine. Il y arrive le 18 octobre et est assigné comme médecin de bord sur un bateau qui fait le trajet jusqu’à Manille (Philippines), puis sur la ligne qui relie Saigon à Haiphong (Vietnam).

Peur de rien

Lorsqu’il ne travaille pas, le Morgien recrute régulièrement des indigènes et part à l’aventure en remontant les cours d’eau. Il acquiert plusieurs embarcations comme des «banca», qui lui servent à explorer les environs des villes où il a l’habitude de faire escale. Et se rend dans des coins reculés. En avril 1891, par exemple, il découvre Haiphong pour la première fois. «Je suis tombé en pays absolument inconnu, et rien n’est amusant comme de chercher à se débrouiller.» Il décide de partir à l’aventure accompagné de jeunes Annamites, dont une «promenade» qui a pour objectif la «montagne des 7 pagodes». Problème: sillonner la région n’est pas recommandé. «Mes trois matelots commencèrent par exiger que je parte armé, à cause des pirates. J’emprunte donc, pour les rassurer, deux revolvers et une douzaine de cartouches.»

Sur les cours d’eau, il n’y a quasiment aucune embarcation qui circule, les locaux ayant peur d’être attaqués. «Nous voyons un cadavre porté par le courant. Je veux m’approcher pour reconnaître de quoi il est mort, mais mon équipage épouvanté s’y refuse absolument. Dix minutes plus tard, nous voyons un sampan chargé de femmes et d’enfants qui quitte la rive pour traverser la rivière. Nous leur demandons où ils vont. Ils nous répondent que les pirates sont sur la montagne et qu’ils vont se réfugier pour ne pas être massacrés.» Il en faut cependant plus pour que Yersin fasse demi-tour. Il continue donc sa route et dort sous tente, son revolver sous son oreiller de fortune, sans jamais croiser les bandits.

Attiré par l’inconnu, Yersin se lance ensuite à pied dans plusieurs expéditions de grande ampleur, dans des contrées peuplées de populations primitives. Durant ces périples, l’aventurier vit toutes sortes de péripéties. Il patauge dans des marécages de l’eau jusqu’au nombril, grimpe des montagnes où pullulent les sangsues – «tous les dix pas il faut s’arrêter pour en enlever une douzaine» –, se retrouve face à face avec des cobras ou des tigres, donne des coups de rotin à son «personnel» formé d’Annamites pour qu’ils «marchent à peu près droit», échange avec les chefs des tribus des services contre des boîtes à musique, joue le médiateur entre les peuples ennemis ou fait l’acquisition d’un éléphant.

Un jour, il décide même de poursuivre 30 pirates évadés de prison et armés. «Je n’ai lutté que contre les cinq chefs. Dans la bagarre, je n’ai reçu qu’un coup de sabre à la main gauche et un coup de crosse de fusil à la jambe droite. Les pirates m’ont arraché mon revolver et mon fusil suisse et se sont enfuis.» 40 des 56 prisonniers sont finalement rattrapés, dont quatre par Yersin.

Lors des expéditions, le docteur vaccine par ailleurs des milliers de personnes ou dessine des cartes sur lesquelles apparaissent les villages, les courbes d’altitude et le tracé des cours d’eau. Son nom est même mentionné dans la première carte officielle de l’Indochine!

Grandes expéditions

Yersin réalisa trois expéditions majeures. La première, du 29 mars au 11 juin 1892, l’emmènera jusqu’à Stung Treng, dans le Cambodge d’aujourd’hui. Son deuxième voyage, pendant lequel il sillonnera le plateau de Lang Bian (Vietnam), durera du 28 février au 5 septembre de l’an suivant. Il entamera un dernier périple en 1894. En trois mois, il ralliera le Laos actuel, «un chaos de montagne, il y pleut toute l’année et les populations Moïs sont loin d’être commodes».

Yersin, passionné de photographie

Album de voyage de Yersin dans les pays Moïs.
Album de voyage de Yersin dans les pays Moïs.
"Moïs indépendants - Une rue de village"
Reportage anthropologique chez les Moïs par Alexandre Yersin de février à octobre 1893.
Reportage anthropologique chez les Moïs par Alexandre Yersin de février à octobre 1893.
"Moïs Bahnars - Orchestre de gongs".

Éleveur à Nha Trang, sa ville d’adoption

C’est en 1891, lors d’un trajet entre Saigon et Haiphong, que Yersin découvre pour la première fois Nha Trang, qui va devenir sa ville d’adoption. «Il faut 28 heures environ pour y arriver depuis Saigon en bateau. On mouille à 1 mille de la côte et on ne reste qu’une heure, aussi il n’est pas possible de descendre à terre; et c’est un grand dommage, car le pays, très montagneux, paraît bien pittoresque. Il paraît que le tigre y pullule; en fait d’Européens, il n’y a que les employés de la douane et le gouverneur.»

Après être revenu plusieurs fois sur place, notamment dans le cadre de ses expéditions, le Morgien décide de s’y installer en 1895. Au bord de l’eau, sa maison «est admirablement située» dans une baie de rêve. Il crée un laboratoire, qui deviendra quelques années plus tard l’Institut Pasteur de Nha Trang. Pour concocter son sérum antipesteux, Yersin fait l’acquisition de vaches, chevaux, chèvres, moutons et autres buffles. Il se transforme alors en véritable éleveur puisque rien que son troupeau de bovins dépassera les 400 têtes! Pour éloigner les prédateurs, le Vaudois fait appel à ses souvenirs de Suisse. «Depuis que nos vaches ont des cloches, le tigre les enlève beaucoup moins et semble maintenant rechercher plutôt nos chevaux», assure-t-il.
C’est à cette époque qu’il devient aussi agronome. Il plante notamment du café, du cacao ou du manioc et introduit en 1898 l’arbre à caoutchouc «Hevea brasiliensis» en Indochine. Sa première récolte de latex fut d’ailleurs achetée par la société Michelin en 1904.

Nha Trang est également sa dernière demeure. Il y décède d’une myocardite le 28 février 1943. Le Morgien repose sur les terres qu’il cultivait. Juste à côté de sa tombe, un petit padogon a été érigé en son honneur. Il abrite son portait. Yersin est aujourd’hui encore considéré comme un bodhisattva, ou «être éveillé», et vénéré par la communauté bouddhiste de la région.

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